jeudi 15 décembre 2016

Réflexions sur la démographie (5): La bombe D (3) - Compétition

Dans le précédent post, j'ai parlé de la colonisation, le mouvement le plus brutal qui permette l'installation d'une communauté sur le territoire d'une autre.

Dans celui d'aujourd'hui, je vais cette fois évoquer la concurrence qui peut exister entre des communautés partageant un même territoire.

Le poids démographique d'un groupe conditionne en effet bien souvent son importance lorsqu'on en arrive au politique, aux partage des ressources, aux prises de décisions, etc. Le nombre permet également de faire plus facilement pression pour changer une situation, renverser des rapports de force établis ou imposer des règles.

Du coup, le ratio numérique entre les communautés constitue très souvent un enjeu, et pour cette raison la surveillance de la fécondité fait dans certains contextes l’objet de toutes les attentions.

Je vais donner ici quelques illustrations.

- Saint-Domingue et Cuba

Longtemps, l'île de Saint-Domingue, désormais divisée entre deux pays, Haïti et La république dominicaine, était considérée comme la perle des Antilles.

Produisant la majeure partie du sucre vendu en Europe, elle constituait une inestimable source de revenu pour son possesseur, en l’occurrence la France.

L’exploitation de la canne était basée sur l'esclavage des Africains, qu'on fit venir en nombre croissant sur l'île, où ils représentaient l’écrasante majorité de la population: nulle part dans la région il y eut un tel ratio noirs/blancs.

Cela fit que lorsque les noirs prirent les armes pour se révolter contre le sort inique qui leur était fait, on assista à un véritable écroulement: l'île fut ravagée, nombre de blancs massacrés, et il fut tout simplement impossible à la France d'en reprendre le contrôle.

Cet événement constitua un traumatisme majeur pour toute la région, dont le développement était basé sur l'économie servile, et pour beaucoup la question du nombre de noirs devint tout à coup très importante.

C'est ainsi que les voisins de Cuba décidèrent à ce moment-là de limiter systématiquement la population noire de façon à ce qu'elle reste minoritaire, et cette politique fut appliquée sans discontinuer jusqu'à l'époque moderne.

- Afrique du sud

Le rapport blancs/noirs était aussi au cœur du régime sud-Africain de l'apartheid, et lorsque les Afrikaners prirent le pouvoir et décidèrent l’émancipation totale du pays de ses puissances de tutelle européennes, ils focalisèrent toute leur attention sur ce sujet.

Des politiques natalistes à destination de la minorité dominante blanche furent sans cesse expérimentées et appliquées, tandis qu'on cherchait par ailleurs à renforcer cette population par l'immigration, en tentant par exemple de récupérer les colons de l'ex-Afrique portugaise toute proche.

En même temps, tous les moyens de faire baisser la part des noirs dans la population totale étaient également mis en œuvre.

- Canada

Au Canada, comme dans toute l'Amérique du nord, la question indigène devint rapidement un non sujet, l'apport de colons européens générant très vite une majorité suffisamment confortable pour que les premiers habitants n’aient plus leur mot à dire sur rien.

En revanche, cette colonie avait été française pendant presque deux siècles, et avait produit une population francophone et catholique conséquente, dont l’existence posa problème aux Britanniques lorsque ceux-ci s’emparèrent de tout le pays.

Désireux de s’imposer sans partage, ils s'appliquèrent au cours du temps à couper les liens de ces premiers colons avec leur ancienne patrie.

Les Canadiens français furent marginalisés, parfois déportés, on installa d'autres communautés à côté d'eux, et leurs droits furent méthodiquement rognés.

Mais ils avaient pour eux une fécondité très forte et réussirent à perpétuer leur culture au cours du temps. Tant et si bien que dans les années 60 ils commencèrent à revendiquer un statut légal pour leur langue, des droits, et même pour certains un pays.

Suite à de longues négociations sur fond de troubles parfois violents, le pouvoir fédéral parvint à leur faire accepter un compromis (dont la partie la plus importante fut cependant signée sans eux), qui aboutit à la situation actuelle, avec un bilinguisme dans le pays et un côté officiellement francophone pour le Québec.

Avec le temps toutefois, la fécondité canadienne s'écroula, celle du Québec comme les autres, et le rapport de force commença à changer.

En effet, la croissance démographique est désormais principalement due à l'apport migratoire, et l'anglais, bien plus porteur dans la région, progresse au Canada de façon bien plus marquée que le français, y compris au Québec. Les dirigeants de la Belle Province en ont pris conscience et leur attitude est désormais défensive.

Ce cas illustre parfaitement l’impact politique de la démographie, le dynamisme initial permettant l’obtention de droits, et le fléchissement entraînant ensuite un déclin de l’influence politique.

- Israël

En Orient, c'est sur la base religieuse que la compétition a lieu, les Palestiniens étant au centre du jeu dans les pays que je vais évoquer.

Parlons tout d'abord d'Israël. L'état hébreu, suite à la guerre des six jours, avait pris le contrôle total de la Palestine historique et semblait résolu à le garder, mais il finit par accorder son autonomie à la Cisjordanie, puis se retirer unilatéralement de la bande de Gaza.

Les raisons de ces actions se comprennent bien mieux lorsqu'on fait une analyse démographique que lorsque qu'on étudie l'influence des pressions internationales.

Premier point : la fécondité arabe est largement supérieure à celle des Juifs, et cela qu'il s'agisse des Arabes de nationalité israélienne ou de ceux des territoires occupés.

Deuxième point : les principaux "gisements" de Juifs susceptibles de s'installer en Israël se sont à peu près taris depuis la chute de l'URSS.

En effet, les juifs d'Europe de l'Ouest et des États-Unis, les deux régions où ils sont en nombre conséquent, quittent assez peu leurs pays de naissance, qui leur offrent des conditions de vie et de liberté au moins aussi satisfaisantes que l'état hébreu.

Donc dans l'état actuel des choses, on peut considérer qu’un Israël qui garderait tous les territoires de la Palestine historique verrait sa composante arabe croître régulièrement, avec le risque qu'à moyen terme les Juifs se retrouvent minoritaires.

Et qu'on soit sioniste ou pas, il est assez évident que cela signerait l'arrêt de mort d'Israël comme état juif, quelle que soit la forme de l’entité qui lui succéderait.

Donc le retrait des territoires occupés et le démantèlement des colonies de Gaza peuvent être vus comme un redéploiement raisonné de la population juive, incitée en parallèle à se densifier dans les lieux stratégiques, comme dans la ceinture de Jérusalem Est.

Des plans d'échanges de population ont même été proposés par certains hommes politiques, comme Avigdor Lieberman, qui imagine remplacer les colons de Cisjordanie par autant d'Arabes israéliens.

J'avais également lu qu'Israël espérait aussi une annexion de Gaza par l’Égypte, ce qui aurait eu l'avantage de dissoudre un peu plus la population palestinienne.

- Liban

Une grande partie de la population palestinienne se trouve en Jordanie, où elle est en train de s'assimiler à une population qui en est très proche, étant sunnite et arabe.

Mais c'est une autre histoire au Liban.

Rappelons que ce pays a été créé sous l’égide de la France par les chrétiens maronites, qui y ajoutèrent les territoires d'autres groupes religieux afin que le pays ne soit pas enclavé et isolé de la mer.

Prenant acte de la mosaïque religieuse, une constitution communautariste originale fut mise en place dès le début, chaque grande confession ayant droit à un attribut du pouvoir (présidence, premier ministre, etc.).

Mais cet équilibre s’avéra précaire et fut rompu lorsque des masses de réfugiés palestiniens, majoritairement sunnites, vinrent s’installer dans le pays du cèdre, fuyant la guerre consécutive à la création d'Israël.

Aujourd’hui, leurs descendants y vivent toujours et représentent 20% de la population, mais le Liban a toujours refuser de les naturaliser.

En effet, les intégrer au pays donnerait un poids nouveau à la communauté sunnite, marginalisant les autres, et notamment les deux plus importantes: les maronites et les chiites, devenus alliés de circonstance.

Les premiers luttent contre leur déclin en exigeant un strict du droit du sang, ce qui du fait de leur très importante diaspora se traduit par le maintien d'une participation importante aux affaires du pays.

Les seconds, dont la fécondité musclée et le parrainage par l’Iran et le Hezbollah ont permis l'ascension spectaculaire, constituent désormais un quart du pays et y pèsent très lourd. Mais ce poids serait là aussi remis en question par la naturalisation des Palestiniens.

Le pays la refuse donc, même après cinq générations nées dans leurs camps.

- Inde

Comme chacun sait, l'Inde est bâtie depuis des temps immémoriaux sur le système archaïque et injuste des castes. Mais certains dirigeants ont toutefois essayé de le moderniser en mettant en place des actions compensatrices pour les plus pénalisés: classes inférieures, intouchables et peuples premiers.

Pour cela, un système complexe de discrimination positive a peu à peu été pensé et développé. Mais il a eu un effet pervers imprévu : désormais chaque caste réclame ses quotas en fonction de son poids et de la place qu’elle occupe ou estime occuper démographiquement.

C'est ainsi qu’on a récemment assisté à une spectaculaire marche dans l'état du Maharashtra, organisée par la caste des Marathas, qui ne sont pas les plus mal lotis mais veulent faire valoir leur poids démographique pour avoir une part du gâteau indien plus importante. Dans un pays aussi stratifié, on imagine jusqu'où pourrait aller ce type de surenchère...

- Europe de l'Est

Dans l’Europe de l’Est, zone complexe et mélangée, la démographie a souvent été une arme entre les mains des dictateurs communistes, attachés à casser toute identité locale un peu forte.

Ceausescu a ainsi installé autoritairement des habitants de la province de Moldavie dans toute la rebelle Transylvanie, notamment dans les districts où vivaient les minorités hongroises et allemandes, de façon à noyer des communautés en coupant leurs membres les uns des autres.

Plus connu et plus récent est le cas du Kosovo, province serbe lentement albanisée que les autorités yougoslaves puis serbes ont essayé de repeupler avec des Serbes venus du reste du pays, politique qui a abouti à une guerre puis à une indépendance à moitié reconnue et à des pogroms inversés dont on n'est toujours pas sortis.

Mais les grands maîtres furent toutefois les Soviétiques, qui déplacèrent des communautés et les frontières de manière inextricable, générant des situations bancales et toujours pas résolues.

Citons parmi leurs oeuvres l’enclave arménienne du Haut Karabagh en Azerbaïdjan, l’enclave azérie du Nakhchivan en Arménie, et les poches que constituent la Transnistrie et Kaliningrad. Dans tous ces endroits, une féroce compétition entre communautés est la règle, et elle a bien souvent débouché sur la guerre.

Sur le reste de notre continent, on pourrait citer la compétition entre Flamands et Wallons en Belgique, celle entre catholiques et protestants en Irlande du nord, entre Corses de souche et allochtones sur l'île de beauté, etc, etc.

On le voit donc, la compétition démographique, lorsque les communautés sont suffisamment fortes et étanches, est une réalité sur bien des territoires, le poids des uns et des autres pouvant être lourd de conséquences.

Elle peut être réglée pacifiquement ou dégénérer vers l’affrontement. La tendance de ces dernières décennies semble hélas être un retour à la tribu, sans doute pour compenser une mondialisation qui a bousculé beaucoup de certitudes et à laquelle on ne croit plus, ce qui nous promet des lendemains houleux.


Sous le hidjab, la femme

Depuis désormais pas mal d’années, le costume islamique féminin sous toutes ses variantes, tchador, hidjab, niqab, burqa, abaya, jileb et maintenant burkini (tous ces mots dont les générations précédentes de Français ignoraient jusqu'à l'existence) est un sujet de débat permanent.

Critiqué ou revendiqué, il est maintenant partout, on en voit de plus en plus et de manière de plus en plus diffuse.

Omniprésent dans toutes nos villes, il se rencontre aussi au détour des villages, voire aux fins fonds de la campagne (ainsi la femme d'un bûcheron turc de mon village limousin perdu).

A son sujet on a tout entendu, qu'il était un signe d'asservissement (comme le dit notre président), qu'il était le symbole d'une foi et porté sans arrière-pensée, qu'il était un signe de pudeur, qu'il était le dévoiement d'une religion, un marqueur politique, que sais-je encore.

Dans tout ça il n’y a selon moi que deux certitudes.

La première c’est que ce bout de tissu est l'étendard d'une conviction, une sorte de message indiquant « Je suis musulmane » à son entourage, que ce message soit belliqueux ou non.

La deuxième c’est que dessous il y a une femme.

Par cette deuxième remarque, qui parait triviale, je veux dire que ces personnes, qu'on a tendance à résumer à leur foulard, revendiquent et assument une autre forme de féminité (du moins pour celles -dont j’ose croire que c’est la majorité- qui ne sont pas complètement obnubilées par la religiosité).

Sous nos contrées et dans les pays musulmans les plus modernes, on voit bien que ces femmes sont de leur temps, c’est-à-dire qu’elles revendiquent leur place dans l’espace public, voire qu'elles adaptent des valeurs dites occidentales comme l’individualisme ou une certaine forme de féminisme à leur islamité.

Dans les cas extrêmes, le port de ce costume peut même être une sorte d'outil de conquête et de domination.

Mais surtout, et c'est là où je voulais en venir, ces femmes sont coquettes.

On connait tous l’histoire, vraie ou fausse, des femmes du Golfe qui dévalisent les magasins parisiens de lingerie fine, laissant imaginer que sous leurs sévères abayas c’est un festival de sensualité.

On sait moins que le pays le plus gros adepte de la rhinoplastie est l’Iran, prouvant que dans la première république islamique du monde, où le voile est obligatoire, la séduction reste une préoccupation.

Dans le monde anglo-saxon sont apparues les étranges mipsterz, cet hybride improbable entre la mode musulmane et les hipsters. Ces femmes détournent les codes de leur première identité en les mariant avec la flamboyance dandy des seconds.

Chez nous la youtubeuse et blogueuse Asma Farès cartonne en parlant mode et maquillage aux femmes voilées.

Quant à la Turquie, elle investit le secteur prometteur de la mode islamique en en visant le leadership, même si les modèles proposés pour l’instant semblent surtout être une version longue de la mode tout court.

Gageons qu’avec l’arrivée des poids lourds du vêtement comme Uniqlo ou Dolce et Gabbana sur ce marché (arrivée qui ne se fait pas sans remous), il y a toutes les chances qu'il se développe.

Tout ça pour dire que celui qui sait regarder voit que dans nos rues il y a toute une palette de looks islamiques féminins, depuis la rigoriste qui cache même son menton (mais dont les chaussures sont parfois fluos) jusqu’à la subtile porteuse d’un turban dont le côté religieux ne saute pas aux yeux, en passant par les incongrues comme cette fille aperçue il y a quelques années sur un marché et dont le hijab n’empêchait pas le jean taille basse d’exhiber le haut des fesses sanglées dans un mini string.

Que penser de cela ?

Pour ma part, ce spectacle m’inspire plusieurs réflexions.

La première c’est que c'est un phénomène bizarre.

En effet, le voile est censé être un symbole de pudeur, et le transformer en accessoire de mode ou le rehausser de maquillage et de vêtements attirant l’œil ne va pas vraiment dans le sens de la modestie et de la discrétion. Il y a là comme un paradoxe.

La deuxième c’est que comme le désormais célèbre burkini, cette mode islamique me parait un espèce de pont entre des valeurs religieuses, par définition plutôt fermées, et le reste de la société.

Les ponts valent toujours mieux que les murs, et je préfère largement cette coquetterie islamique aux ombres recluses dans les quartiers forteresses du salafisme. Cette version-là d’une vie halal est peut-être une forme d’intégration et ses adeptes un nouveau modèle de l'Occidentale.

Si c’est bien le cas, puisse-t-il prendre le pas sur l’autre version qui a le vent en poupe et cause tant de dégâts.

La troisième réflexion, qui sera ma conclusion, c’est que de savoir que sous le hidjab il y a la femme est quelque part plutôt rassurant.

A voir :
- Un blog sur le foulard sous toutes ses formes

mardi 6 décembre 2016

Livres (23): L'avalée des avalés et mes rendez-vous ratés avec le Québec

J’ai une relation étrange avec le Québec et sa culture.

Le passionné d’histoire et de francophonie que je suis a bien sûr été vite attiré par ce presque unique rejeton de la France à l’extérieur de ses frontières (les cajuns et les créoles mauriciens ne comptent pas vraiment, les blancs de nos colonies y sont minoritaires et l’autre grande branche, les Pieds-Noirs, a été coupée net en 1962).

L’histoire de ces gens qui, comme les Afrikaners ou les Irlandais, sont rescapés d'une longue politique d’assimilation par les Anglais m’a bien évidemment fasciné, tout comme leur épopée de pionniers isolés, l’histoire des coureurs des bois ou celle des Métis, ainsi que cette espèce de catholicisme identitaire qui leur a servi de point de repère.

Je me suis donc très vite frotté à leur culture, j’ai testé beaucoup de musique, vu des films, lu des livres…et dans 99% des cas j’ai été déçu.

Est-ce que je n'ai pas trouvé les bons ? En tout cas, j’ai eu souvent l’impression malheureuse de tomber sur un mélange entre ce que je n’aime pas dans la culture française et ce que je n’aime pas dans la culture américaine (je ne parle évidemment que de mes goûts personnels, sans jugement de valeur).

Bon, j'exagère un peu, j’ai quand même aimé une partie des sketches de François Pérusse (ICI) ou d’Antony Kavanagh (ICI), j’adore certains titres de Lynda Lemay (ICI) et j’ai ri devant La grande séduction.

Mais au niveau livres, je n’ai pour l’instant trouvé mon bonheur ni avec Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, de Dany Laferrière, ni avec Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet (qui elle est acadienne), ni avec Edna, Irma et Gloria de Denise Bombardier.

Et je ne l’ai pas trouvé non plus avec le livre qui m’a inspiré ce post, L’avalée des avalés de Réjean Ducharme.

Cet auteur semble être une légende dans son pays, à la fois à cause de ces livres et aussi (surtout ?) parce qu’il se tient résolument à l’écart de toute forme de médiatisation, refusant toutes les interviews, n’apparaissant pas à la télé, fuyant les salons, etc. Mais cela tout en restant actif, notamment en collaborant avec d'autres artistes, comme l’inénarrable Robert Charlebois, dont il écrivit quelques textes (par exemple son célèbre J’veux d’l’amour).

J'ai entendu parler de lui en lisant un article de l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, qui le citait avec admiration comme un exemple de cette littérature-monde qu’il appelle pour remplacer la francophonie (je n’ai pas vraiment compris cette idée, mais là n’est pas la question).

Appréciant les essais de Mabanckou, j’ai voulu tenter Ducharme et me suis derechef attaqué à son ouvrage le plus célèbre, cette "avalée des avalés" dont le titre étrange m’a tout de suite interpellé.

L’histoire est celle du deuxième enfant d’une mère polonaise catholique extrêmement belle et d’un père juif qui vivent sur une île du Québec, dans une ancienne abbaye, se haïssent et se sont curieusement "partagés" leurs enfants.

La mère éduque l’aîné, Christian, dans la foi catholique et le père éduque la plus jeune, Bérénice, notre héroïne donc, dans la foi juive.

Le livre est un long monologue de cette dernière, qui nous parle de son rapport au monde, de ses pensées, de de tout ce qui lui arrive. Elle expose aussi l'amour destructeur, exclusif, quasi incestueux et non dénué d’une forme de mépris qu'elle ressent pour son frère, ainsi que le sentiment ambivalent qu'elle éprouve pour son amie et faire-valoir Constance Chlore.

Tout au long de l’œuvre, on la voit rejeter avec violence les convenances, l'autorité, la religion, les bons sentiments, la filiation et on la trouve en guerre perpétuelle avec le reste du monde.

Pour la redresser -ou la dresser- son père l’envoie à New York chez un cousin bigot puis en Israël, où elle fait la guerre avec une grande jubilation et où se termine brusquement le roman.

L'avalée des avalés est une suite un peu hallucinée d’états d’âme et d’actes violents, le journal de quelqu'un qui explose de l'intérieur et semble cracher ou vomir ses sentiments et ses pulsions.

Cet aspect-là est finalement assez daté. L’auteur l’a en effet écrit dans les années 60, pendant cette Révolution tranquille qui a transformé le Québec, contemporaine de la grande vague contestataire qui touchait alors tout l’Occident.

J’y ai retrouvé le sérieux vaguement hystérique de tous ces gens qui voulaient renverser l’ordre établi en semblant réellement y croire, même si on ne trouve pas dans ce livre - Dieu merci - le marxisme et les autres idéologies de l’époque si omniprésentes chez tant de ses contemporains.

J’y ai aussi revu le goût du grand chamboulement et l’urgence que j’ai pu sentir quand j’ai lu Kerouac (qui d’ailleurs était un descendant de Canadiens Français d’ascendance bretonne), et qui caractérise beaucoup d’œuvres de ce temps.

Au cinéma, ce cousinage est visible dans Les valseuses de Blier ou encore dans l’inclassable et dérangeant Sweet movie, où jouait une autre de ses compatriotes, la belle Carole Laure.

En fait, L’avalée des avalés, comme toutes ces œuvres, me fait surtout me poser la question de l’intention. Qu’a donc voulu dire l’auteur ? Quel est son but ? Où veut-il nous emmener ? Y a-t-il quelque chose au-delà du rejet ?

On peut tout de même penser que ce qui sous-tend la révolte de Bérénice est un refus de l’âge adulte sous toutes ses formes: changements physiques, sexe, nécessité d’être raisonnable, règles, lois.

Ducharme parvient très bien à nous transmettre la furie qui habite son héroïne, sa haine et sa colère dans ce désir d'enfance perpétuelle, ainsi que ce profond sentiment d’urgence et d'étouffement, cette sensation d'être "avalée".

Mais son personnage m’a paru antipathique et agaçant, sans doute justement par son absence d’empathie pour qu(o)i que ce soit.

En revanche, d’un point de vue écriture, ce livre est très marquant.

L’auteur y utilise une langue riche, foisonnante, pleine de libertés, avec quelques québécismes mais surtout beaucoup d’images et un paquet de mots que je ne connaissais pas (vidrecome, endêver, bonheur-du-jour, noliser, etc…). Son monologue "sonne" à merveille, dans les deux sens du terme.

En fait, je ne dirai pas que j’ai aimé ce livre, mais je pressens qu’il va rester en moi car il fait partie de ces œuvres dérangeantes qui vous marquent.