vendredi 28 octobre 2016

Livres (22): King Kong Théorie

La vision que j'ai longtemps eue de Virginie Despentes, découverte à l'occasion du scandale autour du film Baise-moi, n'était pas très flatteuse.

Je la voyais comme une espèce de punkette contre-par-principe, provoc et trash par vacuité, un peu à la Sid Vicious, bref, comme une de ces personnalités pénibles, sans intérêt et vaguement repoussantes.

Et puis un jour je suis tombé sur une interview de Titiou Lecoq où cette dernière la citait. Elle a éveillé ma curiosité, et j'ai fini par acheter King Kong Théorie, son essai sur le féminisme.

Ce livre, très fort, m'a fait découvrir un personnage qui pour être provocateur, rebelle aux règles et violent, est bien plus subtil que l'image que j'en avais.

Despentes y raconte sa vie tumultueuse et ses expériences, et en tire des leçons sur le monde où nous vivons, sur l'inégalité des sexes, et le jeu de rôles auquel on est tous astreints, insistant sur le fait que si certains en profitent, une très grande partie des gens en souffre, y compris des hommes.

La remarque "Car la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l'assignation à la féminité" a une résonance particulière pour moi, qui n'ai que de très lointains rapports avec les hommes à la Jean Gabin.

Si je devais résumer l'idée principale de cet ouvrage, c'est qu'il est vital de ne pas être là où l'on est attendu, mais là où on a envie d'être.

Çà parait bateau dit comme ça, mais c'est évidemment étayé par de nombreuses réflexions et un tas d'exemples, basés sur ce que l'auteure a vécu.

Son parcours est celui d'une personne qui a des postures et attitudes qu'on décrit comme traditionnellement masculines, qui est à des kilomètres de "l'éternel féminin" mais qui se trouve être une fille.

Elle décrit bien la façon dont cela passe pour une anomalie, les discours culpabilisants comme quoi elle refoule quelque chose, que ce n'est pas normal, etc. comment on lui demande en fait de se justifier.

Et bien sûr, en réalité, il n'y a rien à justifier, c'est sa liberté, c'est "comme ça".

Elle continue dans ce cheminement en racontant des expériences plutôt extrêmes, comme lorsqu'elle s'est faite violer par une bande de banlieusards qui l'avaient prise en auto stop.

Dans ce triste souvenir, ce qui détonne par rapport au récit habituel du traumatisme insurmontable, c'est qu'elle a cependant continué à sortir et à faire du stop, refusant là aussi de rentrer dans le schéma de la victime blessée à vie.

Elle ne nie évidemment pas tout ce qu'a impliqué pour elle cette agression sinistre et injustifiable, mais montre encore une fois qu'il n'y a pas qu'une voie et qu'on peut, qu'on doit dire merde à ce qui est attendu.

Un autre passage marquant est celui où elle raconte s'être prostituée quelques années.

Là encore, elle prend les lecteurs à rebrousse-poil en décrivant ce moment de sa vie comme un bon souvenir, en définissant la prostitution comme un moyen facile et bien venu de se faire beaucoup d'argent avec peu d'efforts, et en envoyant bouler les habituelles considérations morales sur le sujet.

De nouveau l'idée maîtresse est le choix, l'individu, le rejet de l'assignation.

Dans King Kong Théorie, j'ai découvert quelqu'un dont je n'aimerais pas me trouver en travers du chemin, car elle semble dure, voire impitoyable.

Je ne suis pas non plus forcément d'accord avec tout, notamment le côté libertaire et anarchiste.

Mais j'ai trouvé sa démonstration très pertinente, et j'adhère tout à fait au rejet de notre société genrée et pleine d'étiquettes.

Et ce féminisme-là, qui est finalement au-delà du féminisme, est une cause qui me parle.

Extrait:
"J'écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf, aussi bien que pour les hommes qui n'ont pas envie d'être protecteurs, ceux qui voudraient l'être mais ne savent pas s'y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés. Parce que l'idéal de la femme blanche séduisante qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, je crois bien qu'il n'existe pas."

mercredi 19 octobre 2016

Raymond Devos

Mon post d'aujourd'hui va évoquer Raymond Devos, ce comique hors normes qui nous a quitté en 2006, que j'aimais beaucoup et auquel m'attache le souvenir d'une occasion manquée.

En effet, il était passé un jour dans la ville où j'étais étudiant, et le prix de la place, exorbitant pour mon budget de l'époque, a fait qu'à mon grand regret je n'y suis pas allé. Et que du coup je n'irai jamais...ce qui est pour moi un très grand regret.

J'ai toujours aimé ce personnage étrange, sa poésie, son rapport à la langue et à l'absurde.

Raymond Devos était né en Belgique dans les années 1920, dans une famille bourgeoise qui finit désargentée, ce qui l'empêcha de mener à terme ses études. Il semble que ce point complexa cet autodidacte talentueux toute son existence.

Ses parents, tous deux musiciens et mélomanes, lui transmirent leur goût pour la musique et les arts en général.

Par ailleurs il développa très tôt une grande attirance pour le spectacle, les forains, les mimes, le cirque et les artistes de rue. Progressivement, il entreprit de rejoindre ce monde, tout en vivant en parallèle de mille et un petits métiers comme on pouvait le faire à l'époque.

Il commença à être connu dans les années 60, toujours en tournée et passant régulièrement à la télé. C'est là que je l'ai découvert, je ne sais plus à quel âge et dans quelle émission.

Son style était inimitable.

Vêtu d'un costume avec nœud papillon et bretelles, il enchaînait des sketchs où, dans un langage châtié, il jouait avec les mots et les situations absurdes.

Certains numéros partaient d'un aspect étrange de la langue française, comme le fait qu'on dise un "bout de bois" alors qu'il y a toujours deux bouts à un bois, ou encore la conjugaison étrange du verbe ouïr.

D'autres convoquaient l'actualité du moment, comme les minorités agissantes ou le racisme, ou bien viraient vers le fantastique ou l'occultisme, comme la quatrième dimension ou le célèbre possédé du percepteur.

Mais toujours il plaçait ses protagonistes dans des situations surréalistes et absurdes.

Ses spectacles étaient ponctués par des interludes musicaux exécutés par son pianiste ou par lui-même (il pratiquait un nombre assez incroyable d'instruments), par des jongleries, des mimes ou des expériences physiques amusantes qu'il avait imaginées.

J'aime beaucoup la façon dont il torturait la langue française, son art d'inventer ou de positionner des situations absurdes, et l'atmosphère qu'il savait susciter.

De plus, de ce personnage obèse et assez laid émanaient une malice et un enthousiasme quasi enfantins, qui avaient le don de m'emporter et de recréer le monde un peu magique, plein de promesses et sans méchanceté auquel on associe les premières années de la vie.

Devos donnait enfin toujours l'impression d'aimer profondément ce qu'il faisait, même à quasiment 80 ans, ce qui me touchait.

Le côté jeu de mots de ses sketches peut rappeler le duo Les frères ennemis, le côté clownesque fait penser à Coluche, l'art de la mimique à son contemporain Fernand Raynaud, mais il reste un OVNI sans équivalent, et pour moi l'image d'un artiste original et complet.

Quelques sketches:

mardi 18 octobre 2016

Frontières (3): Les pays qui n'existent pas (3) - La République Turque de Chypre du Nord

La grande île de Chypre se situe en Méditerranée orientale, dans l'angle que forment la Syrie et la Turquie, vers lequel elle semble comme pointer un doigt.

Elle appartint tout d'abord aux mondes grec et byzantin, fut ensuite conquise par les croisés puis par Venise, avant d'être annexée pour trois siècles à l'empire ottoman, à partir de 1570.

Durant cette longue domination, des populations turques firent souche sur l'île, comme dans tout le reste de l'empire, où elles cohabitèrent plutôt pacifiquement avec leurs prédécesseurs grecs.

Puis, à la fin du XIXième siècle, l'île passa sous contrôle britannique.

Londres dut toutefois composer très vite avec le rêve de l'Enosis (réunion de toutes les terres grecques derrière Athènes) de la majorité grecque de ses administrés.

Pour contrer ce mouvement, de plus en plus revendicatif et violent, l'Angleterre joua sa carte habituelle du "Divide ut regnes", comme en Palestine ou aux Indes: elle mobilisa la population turque, contribuant ainsi à la montée des tensions inter communautaires.

Mais l'histoire n'allait plus dans le sens des empires, et l'indépendance finit par être accordée à Chypre, qui devint en 1959 un état souverain dirigé par l'ecclésiastique Makarios III. Pour y garantir la paix, Grèce, Turquie et Grande-Bretagne maintinrent des troupes sur place.

Mais malgré ce patronage, la situation continua à s'envenimer entre les deux communautés.

Un point culminant fut atteint lorsque que le régime des colonels, partisan d'une annexion pure et simple de Chypre, fut instauré à Athènes.

Et c'est ainsi qu'en 1974, la dictature grecque suscita un coup d'état qui renversa le gouvernement de Chypre.

Mais ce putsch entraîna l'intervention immédiate de la Turquie, qui semblait n'attendre que ça.

Ankara envoya en effet un véritable corps expéditionnaire qui prit rapidement le contrôle du nord de l'île (soit 38% du territoire), l'avancée de ces troupes s'accompagnant de l'expulsion systématique des populations grecques. Environ 200.000 personnes furent ainsi chassées de chez elles.

En Grèce, le fiasco de ce coup d'état entraîna la chute du régime des colonels. Mais sur place, les activistes turcs refusèrent tout retour arrière et proclamèrent unilatéralement la République Turque de Chypre du Nord, ou RTCN, tandis qu'une ligne militarisée, la ligne verte, se mettait en place sur le front, séparant le pays en deux, y compris sa capitale, Nicosie.

Cette situation est toujours d'actualité plus de quarante ans après, la ligne verte étant désormais gardée par des casques bleus.

La RTCN n'est reconnue internationalement que par la Turquie (même si le Pakistan a refusé de condamner l'invasion à l'ONU en 1974, ils n'ont pas reconnu l'état), dont elle est devenue de facto une espèce de colonie.

Ankara y stationne des troupes importantes et y a envoyé de très nombreux colons (environ 120.000) afin de rendre tout retour arrière impossible.

Ces nouveaux arrivants ont même dépassé en nombre la population turque chypriote d'origine, dont bon nombre a d'ailleurs quitté l'île, constituant une importante diaspora dans le reste du monde.

Lorsque Chypre est entrée dans l'UE en 2004, la RTCN en a été exclue du fait de l'occupation. Un plan de réunification a alors été proposé, mais refusé par les habitants du sud, qui restent attachés à la possibilité d'un retour de tous les réfugiés et souhaitent le départ des colons turcs.

Quelques avancées ont toutefois été possibles, notamment la mise en place de checkpoints d'où les habitants ou les touristes peuvent passer d'une zone àl'autre.

Mais la RTCN reste au final une espèce de bulle sous tutelle turque, même si elle a pris toutes les apparences d'un état (il y a ainsi une constitution, une vie politique, des élections régulières).

Comme pour le sud, Nicosie la divisée est restée la capitale. Aucune liaison internationale (postale, internet ou de transport) n'existe, et tout passe par la Turquie, dont l'économie reste très largement tributaire.

Quelques spécificités la caractérisent toutefois.

La première c'est le nombre d'écoles supérieures (privées et pour certaines religieuses) grâce auxquelles la RTCN a développé une offre attractive pour des étudiants étrangers, notamment des riches en rupture de cursus.

Toutes proportions gardées, ce positionnement ressemble aux facultés francophones de médecine de Roumanie, comme celle de Cluj, où se pressent les candidats qui n'ont pas été pris ou qui ont échoué en France ou en Belgique.

Il semblerait que le niveau soit assez bon, notamment en ce qui concerne l'anglais, mais je ne sais pas ce que valent les diplômes de cet état fantôme à l'international.

Le deuxième point, c'est évidemment le tourisme que la RTCN a tenté de développer, mais qui attire surtout les Turcs.

La situation internationale mais aussi la dégradation plus ou moins volontaire du patrimoine religieux grec (j'ai vu des photos d'églises vandalisées après la conquête dans les musées de la partie grecque) rebutent en effet souvent les autres touristes.

Une nouvelle clientèle semble toutefois attirée dans le territoire pour une autre attraction: les casinos que la RTCN semble chercher à développer. De nombreux Chypriotes du sud passent  même le checkpoint pour aller y jouer.

Mais en tout état de cause, la réunification ne semble pas pour demain.

La Turquie d'Erdogan délaisse en effet de plus en plus ouvertement l'Union Européenne, la turquisation brutale commencée en 1974 et qui ne s'est jamais arrêtée a achevé la séparation totale des populations, et la découverte de gaz en Méditerranée est un argument de plus pour qu'Ankara garde la main sur sa conquête.

Bref, la RTCN n'existera pas encore longtemps.

jeudi 13 octobre 2016

Livres (21): Le totem du loup, un Danse avec les loups chinois

Le totem du loup est un best seller chinois paru en 2004, dont quelques connaissances venues de Chine m'avaient confirmé l'intérêt.

Son auteur, qui écrit sous le pseudonyme de Jiang Rong, s'est inspiré de sa vie pour l'écrire, une vie qui épouse l'histoire tumultueuse de la Chine du 20e siècle puisqu'il fut entre autres garde rouge à l'époque de la Révolution Culturelle avant de faire de la prison suite aux manifestations de Tian'anmen de 1989.

L'histoire se déroule en Mongolie intérieure, vaste territoire du nord de la Chine qui touche le pays du même nom et qui fit longtemps partie du même monde que celui-ci, que ce soit au niveau de la population, du climat ou de l'environnement.

On y suit l'installation d'une groupe de jeunes Chinois, envoyés là pendant la période troublée de la Révolution culturelle.

Ces jeunes étaient à la fois punis de leurs origines sociales suspectes et chargés de porter la bonne parole communiste auprès des nomades traditionnels qui habitaient la steppe.

Chen Zhen, le héros, est l'un de ce ces Chinois.

Pendant son séjour en Mongolie, il va découvrir un peuple à la culture ancienne, originale et très forte, les liens complexes qu'ils ont tissé avec le milieu exigeant et impitoyable de la steppe, et les surprenantes interactions qu'ils ont mises en place avec les loups.

Cet animal suscite vite la fascination du jeune homme, qui va peu à peu tomber amoureux de la culture de ses hôtes, adhérer à leur sagesse et remettre en question ses propres idéaux.

Hélas pour lui, c'est à un monde finissant qu'il se frotte, le pouvoir de Pékin entendant bien augmenter l'utilité économique du territoire en l'ouvrant à la colonisation et à la modernité.

Pour cela, il commence par en exterminer les loups, comme on le fit également sous nos latitudes (rappelons la longue existence en France de la louveterie, corps chargé de la destruction des nuisibles, avec le loup au premier rang).

A son corps défendant, Chen Zhen sera le spectateur impuissant de cet inexorable changement d'ère.

Jiang Rong confesse avoir vécu à peu près le même parcours et s'être inspiré de ces propres souvenirs pour ce livre qui, si je l'ai trouvé parfois longuet, est extrêmement riche et dans lequel j'ai trouvé une foule de choses.

La première partie raconte l'initiation de Chen Zhen à la steppe par la famille d'un vieux Mongol qui le prend sous son aile.

Avec celui-ci, il va s'occuper du bétail, chasser, chevaucher et comprendre la complexe symbiose qui unit son peuple aux loups.

Des loups qui sont partout, qui tendent des embuscades et attaquent les troupeaux la nuit, contre lesquels tout le monde est mobilisé, chiens, femmes et enfants.

Mais aussi des loups à qui l'on confie les corps des défunts pour l'ultime voyage et sur lesquels on compte pour limiter le nombre d'herbivores qui broutent la steppe, comme les rats ou les gazelles.

Peu à peu, il s'implique de plus en plus, apprend les coutumes et les légendes mongoles.

Il finit par gagner le respect et l'affection de ses hôtes en prenant part à toutes leurs activités, en faisant preuve de courage physique et en leur rendant leur hospitalité dès qu'il le peut, par exemple en leur faisant découvrir la cuisine chinoise.

Régulièrement, il échange des impressions avec le groupe de jeunes instruits venus comme lui du reste de la Chine.

Dans ces passages, passionnants, on les voit réfléchir et analyser le monde, convoquer l'histoire, comparer les civilisations et les mœurs.

L'opposition millénaire entre nomades et sédentaires est évoquée, la supériorité militaire du peuple du loup -les Mongols- par rapport au peuple du dragon -les Chinois- est soulignée.

Quelques fois l'Occident est cité, dans un mélange d'admiration et de ressentiment, avec des tentatives d'expliquer la brutale domination qu'ils surent imposer à la Chine pendant plus d'un siècle.

Il est d'ailleurs assez savoureux pour l'Européen du 21ième siècle que je suis de voir croquer les siens comme des barbares violents pleins d'une vitalité conquérante irrépressible, miroir d'une Chine vue comme avachie et en décrochage par ses habitants.

Ce discours est un parfait décalque de ce qu'on peut lire aujourd'hui chez beaucoup d'auteurs vis-à-vis du monde arabe par exemple.

Dans une deuxième partie, on voit l'arrivée de colons du sud, plus sédentaires et prédateurs, décrits comme des gens qui ne respectent rien et s'imposent.

Chen Zhen, comme les vieux Mongols et peut-être plus car il s'agit des siens, voit leur arrivée avec un mélange d'effroi et de dégoût, et assiste avec abattement à des battues sanglantes organisée par des tireurs d'élite aux fusils surpuissants, face auxquels les animaux n'ont absolument aucune chance.

Il quittera finalement la Mongolie, qu'il laissera avec regret, suivi par les autres instruits.

Le livre se termine par un pèlerinage de nos Chinois, devenus vieux, dans la Mongolie de leur jeunesse.

Ils y vont en voiture, y retrouvent certains amis et familles, et découvrent un pays complètement transformé, urbanisé, motorisé, dont l'écosystème est en grande partie détruit et où les jeunes ont délaissé les anciennes valeurs.

Le livre s'achève sur cette fin mi figue mi raisin.

Le Totem du loup m'a souvent fait penser à une version orientale de Danse avec les loups, avec un héros quittant sa culture dominante pour une autre plus primitive mais plus noble à ses yeux, même si le changement n'est pas aussi radical que celui du personnage incarné par Kevin Costner et si la fin est moins tragique.

A bien des égards, ce livre est aussi une ode à la nature, un roman écologique paru dans un pays qui n'a pas la réputation de l'être beaucoup.

L'auteur insiste sur l'importance de garder un équilibre, de laisser la terre se reposer, du rôle des prédateurs dans la limitation des herbivores, du fait que tout est lié de manière subtile et doit être respecté.

A propos de la Chine et du système communiste, Riong glisse également quelques critiques, citant notamment les désastres écologiques orchestrés par les programmes de mise en valeur de l'Asie centrale par l'URSS de Krouchtchev.

La passion du loup et de la vie tribale du héros peut également être vue comme une critique de la soumission naturelle prêtée aux Chinois, dont il dit plusieurs fois qu'ils doivent devenir loups pour être forts et libres comme les Mongols.

Enfin, Le totem du loup est aussi l'histoire d'un homme, de sa jeunesse enfuie et des infidélités que la vie pousse chacun à faire à ses idéaux.

Malgré quelques longueurs, je comprend le succès qu'il a obtenu, je l'ai trouvé très attachant et j'ai eu un peu de peine à quitter ses héros.

Cinéma (16): Eric Rohmer

Le cinéaste Eric Rohmer est né en Limousin en 1920 et mort à Paris presque 90 ans plus tard.

Après avoir commencé comme critique cinéphile, il s'est lancé dans la réalisation. On le rattache à la Nouvelle Vague, ce mouvement qui voulait renouveler la façon de filmer comme les thèmes abordés.

Je confesse un certain goût pour son cinéma singulier, que je vais tenter d'analyser (de manière totalement subjective).

J'aime son style épuré, ses relations humaines alambiquées, ses dialogues châtiés, ses personnages bavards et intellectuels qui déclament plus qu'ils ne parlent.

Je ne sais plus trop par quel film je l'ai découvert, ni combien j'en ai vus, mais je me souviens du Genou de Claire (1970), de L'amour l'après-midi (1972), de La collectionneuse (1967), de Ma nuit chez Maud (1974), et des Contes des quatre saisons (1990 à 1998), ainsi que du sensuel court-métrage La cambrure (1999).

Les relations amoureuses tiennent une très grande place chez Rohmer. On peut même dire que c'est le thème qui l'a préoccupé en priorité et autour duquel tourne l'essentiel de son œuvre.

Adultère, démon de midi, fantasme, idéalisme, hédonisme, fidélité, moralité...toutes les facettes en sont explorées dans ses films.

Ceux-ci sont tout sauf du cinéma d'action.

Il ne s'y passe pas grand-chose, des gens s'interrogent, discutent, réfléchissent, flirtent ou plutôt badinent pour employer un terme qui va mieux avec ce cinéaste pour le côté désuet et mondain du mot.

Chez lui on parle plus qu'on agit, et si l'on se cherche, c'est toujours avec délicatesse, raffinement et subtilité. Le langage est très important, très stylé, très recherché, quasi aristocratique.

De fait, quand je regarde un film de Rohmer, j'éprouve une sorte de sentiment d'"Ancien régime", un peu comme dans un musée raffiné où tout est lisse et beau, sans vulgarité.

Cette impression est renforcée par le fait que ses intrigues se passent souvent dans un milieu bourgeois, un peu intellectuel, dans de beaux endroits, notamment pendant les vacances. Il y a souvent aussi un côté provincial.

Un autre sentiment qu'il m'inspire, c'est l'ascèse.

Des acteurs généralement jeunes et peu connus (il en a d'ailleurs révélé quelques-uns, comme Fabrice Luchini ou Arielle Dombasle), pas d’esbroufe, pas ou peu de musique...ce n'est pas encore Robert Bresson, mais je vois comme une sorte de cousinage avec lui.

En tout cas, avec Rohmer, on est à des kilomètres de la super production: petits moyens, pas de plan complexes, pas de décors compliqués.

Cette économie de moyens participe à l'impression d'intimité qui se dégage de ses films, devant lesquels on a presque l'impression d'être voyeur (ce qui fait partie du charme).

Il semblerait d'ailleurs que cet espèce d'amateurisme ait été un choix artistique et que le cinéaste aimait s'entourer de débutants, qu'il s'agisse des techniciens ou des acteurs.

Il disait affectionner de tourner à l'économie pour être plus à l'aise et aussi pour rentrer plus facilement dans ses frais, ce qui lui garantissait une forme d'indépendance.

On dit qu'il y avait dans son œuvre une cohérence globale. Ainsi plusieurs de ses films sont regroupés thématiquement: Les contes moraux (6), Les contes des quatre saisons (4), Les comédies et proverbes (6).

Ceux que j'ai vus l'ont malheureusement été dans le désordre, mais il doit être intéressant de les visionner à la suite pour mieux ressentir cette cohérence.

Rohmer occupe une place à part dans mon cinéma, et de temps en temps j'aime regarder un de ses films, en solitaire et quasi religieusement, comme on apprécie un mets délicat.

ICI la preuve que je ne suis pas le seul à qui son univers manque.

mercredi 12 octobre 2016

France-Algérie, une longue histoire (5): l'Algérie française - départements français

Comme on l'a précédemment dit, c'est un peu par hasard, à la suite d'un coup d'éclat souhaité par Charles X, que l'Algérie se retrouva colonie française.

Dès la chute du pouvoir turc se posa la question du devenir de ces nouvelles terres.

Fallait-il partir une fois la "punition" effectuée? Se limiter à garder un port avec une garnison? Poursuivre vers l'intérieur des terres?

Pour les gens sur place, armée en tête, pas de tergiversation: on devait continuer et on continua, quitte à devancer les instructions de Paris.

Mais il y eut dès le début deux visions de cette conquête, qui s'affrontèrent ou se complétèrent pour finalement durer jusqu'à la fin de la présence française.

1. Les partisans de l'association

Je désigne ainsi ceux qui étaient partisans de respecter la culture locale, ses modes d'organisation et ses coutumes, mais en les chapeautant et les dominant sans qu'il y ait forcément d'implantation humaine massive.

L'application de cette politique prit la forme des "Bureaux arabes".

Ceux-ci consistaient en des postes administrant une région entière, depuis lesquels une garnison devait contrôler un territoire, y rendre la justice, y écraser les révoltes, et y représenter une France juste et dominatrice.

Pour beaucoup de soldats français, les bureaux arabes c'était l'aventure avec un grand A.

Certains trouvaient là-bas l'occasion de satisfaire leur goût pour le pouvoir illimité ou la violence.

D'autres se passionnaient pour les cultures locales et le pays, se mettaient à apprendre langues et coutumes, certains se convertissant même à l'islam.

L'archétype du chef de bureau arabe était un peu à l'image de Lyautey.

Investi, il cherchait en ces lieux une vie plus frugale, plus violente, plus "pure". Il retrouvait des liens de sujétion, un code de l'honneur et un monde quasi féodal qui collait mieux avec son romantisme que l'esprit routinier et confortable qu'il trouvait (et méprisait) en Europe.

Bien souvent, les membres des bureaux arabes n'aimaient guère les villes, les commerçants, et ils méprisaient les colons et tous ceux qui voulaient moderniser et transformer le pays, le rapprocher de la France.

Face à ces derniers, ils représentèrent souvent les intérêts des indigènes envers lesquels ils s'estimaient liés (on retrouvera cet esprit chez les quelques officiers qui emmenèrent en France leurs harkis, contrevenant aux ordres pour respecter la parole donnée - et leur sauvant la vie).

Longtemps les bureaux arabes donnèrent le la en Algérie, et l'armée garda toujours la main sur le sud du pays.

Un autre type d'association était celle conceptualisée par les Saint-Simoniens.

Ces derniers s'intéressèrent à l'Algérie, théorisant une colonie respectueuse de ses habitants originels et fécondée par une France dont la présence serait discrète et se limiterait au développement technique et aux rapports avec le reste du monde, par l'intermédiaire des ports.

L'apogée de leur influence eut lieu sous Napoléon III, qui se déplaça en Algérie en 1860 et 1865, et déclara vouloir y créer un Royaume arabe associé à Paris, s'attirant par là autant de sympathies chez les indigènes que de colère chez les colons.

2. Le parti colonial

Le parti colonial constitua très vite le deuxième poids politique en Algérie.

Pour ses partisans, l'Algérie devait être un territoire civil, une colonie dans laquelle il convenait de dominer (voire refouler ou -pour les plus radicaux- exterminer) les indigènes et qu'il fallait peupler pour y créer une nouvelle France, à l'image de ce que les Britanniques avaient pu faire aux États-Unis ou les Espagnols au Mexique.

Ce parti s'organisa dès la conquête, dans le sillage de laquelle des aventuriers avaient traversé la Méditerranée pour chercher fortune et/ou fuir la misère.

Certains d'entre eux surent se tailler de véritables empires, entretenir des relais à Paris et peu à peu faire la pluie et le beau temps dans la colonie, instrumentalisant ses habitants selon leurs intérêts.

Après la chute de Napoléon III le parti colonial prit définitivement le dessus en Algérie, et les autorités françaises décidèrent que l'Algérie serait une colonie de peuplement.

3. Colonisation - la terre

Le premier ingrédient nécessaire à toute colonisation, c'est la terre, matériau indispensable pour pouvoir y implanter des gens. En Algérie, celle-ci fut obtenue de différentes façons.

La première technique fut la privatisation des terres collectives et des biens religieux de main morte (dits waqf ou habous), à l'image de ce qui s'était fait en métropole avec les possessions de l'église catholique.

La seconde méthode fut la confiscation des propriétés des familles "rebelles", redistribuées en guise de représailles à chacune des nombreuses révoltes des premiers habitants.

Enfin, plus classiquement, il y eut les arrangements et les spoliations que les rapports de domination intrinsèques au monde colonial engendrent systématiquement.

Réquisitionnées, confisquées ou achetées, ces terres furent ensuite vendues ou données aux candidats à l'installation, soit directement dans le cadre d'une colonisation privée, soit par le biais de concessions dans des villages de colonisation créés par le gouvernement.

4. Colonisation - les gens

L'histoire coloniale de la France a ceci de particulier que notre pays a toujours eu du mal à peupler les territoires qu'il annexait, pour différentes raisons (transition démographique plus précoce, territoire suffisamment immense pour avoir des fronts pionniers internes, frilosité, etc).

L'Algérie ne dérogea pas à cette règle, et Paris dut ruser pour trouver des candidats à l'implantation de l'autre côté de la Méditerranée.

Parmi les méthodes utilisées pour en recruter, il y eut l'envoi de chômeurs métropolitains sur des concessions, qui s'avérèrent souvent très éloignées des promesses faites et où la mortalité fut effroyable.

Il y eut aussi le transfert d'Alsaciens Lorrains qui refusaient l'annexion de leur région à l'Allemagne suite à la défaite de 1871. Cette défaite coïncidant avec une grande révolte kabyle (ceux-ci voulant profiter de la faiblesse du conquérant pour tenter de s'en émanciper), on leur offrit en effet des terres...confisquées aux Kabyles.

On déporta aussi des criminels ou des politiques, comme les communards, comme on le fit également en Nouvelle-Calédonie et comme le firent les Britanniques en Australie.

Mais malgré tout, les candidats à l'exil ne se bousculèrent jamais. Et surtout ils n'étaient pas tous Français, loin s'en faut: en fait, une bonne moitié des colons venait d'autres pays.

Ils étaient surtout issus du pourtour méditerranéen, avec beaucoup de Maltais, d'Italiens et d'Espagnols. Ces derniers avaient d'ailleurs déjà des liens anciens avec l'Algérie, du fait d'une longue histoire commune (notamment via les présidios) et de la communauté qui pré existait à la conquête dans la ville d'Oran.

Il y eut également d'autres pays d'origine, comme l'Allemagne, dont un célèbre convoi d'émigrants partis pour l'Amérique et bloqués au Havre fut dérouté sur l'Algérie, ou encore la Suisse, qui fournit à la colonie quelques-uns de ces ressortissants les plus célèbres: l'écrivain Isabelle Eberhardt ou Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge qui vint y investir puis s'y ruiner.

Cet afflux d'étrangers ne laissait pas d'inquiéter Paris, qui craignait que sa colonie ne lui échappe. Pour contrer cela, de généreuses lois de naturalisation furent votées: on faisait le pari que les migrants s'assimileraient au modèle français, ne serait-ce que pour faire masse face aux indigènes.

Pour tous les colons, les débuts furent extrêmement rudes.

L'isolement, la guerre permanente suivie de la sourde hostilité des vaincus, le climat et ses maladies, des catastrophes inconnues comme les invasions de criquets, la très grande pauvreté de beaucoup de nouveaux arrivants, tout cela fit de leur acclimatation une épreuve très dure.

Les premières années, ils furent décimés, avec un taux de mortalité très fort. Le nombre de colons stagna, voire régressa, avant de remonter lentement.

5. Naissance des Pieds-Noirs

De ces expériences communes sortit peu à peu un un peuple, qui s'appela d'abord les Algériens, un mot qui n'existait pas jusque-là, avant que suite à l'exode en métropole ils soient affublés du nom de Pieds-Noirs, mot dont on ne connait pas trop l'origine mais qui ne fut guère utilisé avant leur départ.

Se considérant comme Français, ils faisaient néanmoins la différence avec ces derniers, appelés françaouis ou pathos, et considérés avec un mélange de complexe d'infériorité et de mépris pour leur absence supposée de virilité.

Soudés par une vision méditerranéenne du monde et par leur conscience de minorité dominante, majoritairement catholiques, entreprenants, ils eurent peu à peu leurs rites, leurs habitudes, leur gastronomie (le couscous que nous mangeons est le leur, pas celui des Maghrébins) et leur jargon, mélange des parlers méditerranéens parfois désigné sous le sobriquet de pataouète.

Ceux qui les fréquentèrent disent qu'on trouvait aussi chez eux ces caractéristiques de l'esprit pionnier que sont la hardiesse, la solidarité et le gout de la nouveauté.

Peu peu, ils entrèrent dans la culture française, par les échanges lié au service militaire, par les expositions coloniales ou par le cinéma (Pépé le Moko).

Ils y vinrent aussi par le vin, lorsque les viticulteurs de la Mitidja, la grande plaine fertile du nord, surent profiter de l'épidémie de phylloxéra qui ravagea le vignoble français pour prendre leur place et s'enrichir.

Ils furent également à l'origine d'inventions comme la clémentine, hybride de fruits créé par un moine, ou le célèbre Orangina.

Ils donnèrent enfin au monde des artistes, dont le très grand écrivain et philosophe Albert Camus.

Si l'image de ces Français d'Algérie dans l'inconscient collectif fut longtemps celle de grands colons régnant sur une armada de féodaux indigènes, la réalité est que le Pied-Noir moyen était urbain (la majorité vivait à Alger, ville mixte et à Oran, où ils étaient majoritaires) et modeste, son niveau de vie étant même sensiblement inférieur à celui de la métropole (d'environ 20%).

Il est indéniable que les Pieds-Noirs modernisèrent considérablement le pays.

Tout comme il est indéniable que l'Algérie était organisée par et pour eux.

L'économie de la colonie était tournée vers Paris et la priorité du développement donnée au nord du pays, c'est-à-dire les régions où vivait la grande majorité des Européens.

Celles-ci étaient assimilées à des départements français: Algérois, Oranais et Constantinois (le sud, délaissé, restant territoire militaire).

Les Pieds-Noirs y vivaient à l'Européenne, avec églises, mairies, écoles et les mêmes monuments aux morts qu'en métropole après la Première Guerre Mondiale.

Ils étaient citoyens français, avaient les mêmes droits et devoirs que de l'autre côté de la mer.

Ils élisaient des députés, qui constituaient un puissant lobby à l'Assemblée nationale où ils s'assuraient notamment que rien ne change qui puisse remettre en cause leurs privilèges.

Car ils étaient bel et bien privilégiés par rapport à l'autre composante du pays.

6. La question indigène

Cette autre composante, c'était la masse des premiers habitants du pays.

Berbères et Arabes, ils représentèrent toujours la majorité de la population, et après la diminution dramatique de leur communauté consécutive à la conquête, leur nombre ne cessa de croître, porté par une fécondité musclée.

Si les Pieds-Noirs étaient citoyens français, eux n'étaient que des sujets, avec des droits restreints, et leurs représentants furent toujours des factotums muselés et achetés par le pouvoir colonial (c'est pour parler d'eux qu'on inventa le sobriquet "Beni-oui-oui").

De toute façon, même s'ils voulaient s'opposer, le système était verrouillé de façon à rendre toute réforme impossible. Ainsi, il y avait autant de voix pour la minorité dominante que pour la majorité dominée.

Comme dans tout l'empire, la mission civilisatrice était invoquée pour justifier cette inégalité. Les Européens étaient censés les amener progressivement à leur niveau jusqu'à en faire les nouveaux citoyens d'une plus grande France.

C'était évidemment une fiction, et tout fut fait pour que l'assimilation et l'égalité induite n'arrivent jamais.

L'exemple le plus représentatif est le projet Blum-Viollette, qui fut élaboré pendant dans l'entre-deux-guerres.

Ce projet, qui prévoyait de donner la pleine nationalité à une minorité d'indigènes sur des critères moraux, connut un échec retentissant, du fait de son rejet unanime par les colons.

Pour être honnête, il faut aussi reconnaitre qu'une part notables des indigènes n'en voulait pas non plus.

Pour ceux-ci, en effet, il y avait contradiction entre leur statut individuel musulman et la citoyenneté française (cela rappelle des choses) et beaucoup y étaient violemment hostiles, voyant dans ce processus une négation de leur identité et un pas vers l'assimilation honnie.

La défense de leur identité fut d'ailleurs un combat constant de la part des Algériens, comme pour la plupart des peuples dominés, et il n'est pas interdit de penser que la domination coloniale est pour partie responsable de la fossilisation d'une part de cette identité, qui devint plus fermée, moins ouverte aux évolutions car sur la défensive.

La crispation religieuse qui lui est associée a moins à voir avec l'islam proprement dit qu'avec cette situation.

Pour s'en convaincre il suffit de regarder ce qui s'est passé avec l'église orthodoxe pour les peuples sous souveraineté musulmane ottomane (Bulgarie, Grèce, Serbie...). Elle connut sensiblement la même fermeture.

En tout état de cause, la préservation de l'identité indigène fut grandement facilitée par le fait que l'Algérie était chroniquement sous-administrée pendant la période coloniale.

Les masses indigènes rurales y furent globalement laissées de côté par le pouvoir et pour beaucoup d'indigènes, la France ne fut guère qu'une idée abstraite et lointaine, certaines régions découvrant leurs premiers Français pendant la guerre d'indépendance, quand l'État s'intéressa enfin à eux (trop tard, bien sûr).

7. Le cas des Juifs

Parmi les indigènes, la minorité juive connut un destin à part.

Nombreux en Algérie, venus pour partie d'Espagne après leur expulsion par les rois catholiques, les Juifs y subissaient la classique discrimination de la dhimma musulmane, tout en étant présents dans le monde de la culture et dans le commerce international (des négociants de cette communauté sont notamment impliqués dans la dette ayant conduit au fameux coup d'éventail).

L'arrivée des Français représenta un véritable tournant pour cette communauté. En effet, le député Adolphe Crémieux, un juif français infatigable défenseur des minorités religieuses dans le monde, suscita en 1870 le décret qui prit son nom et qui octroyait à ses membres la citoyenneté française pleine et entière.

Ils s'y investirent complètement et connurent un développement spectaculaire, passant en quelques générations du statut d'indigène de second rang à celui de citoyen français égal des Pieds-Noirs, dont ils allaient finalement partager le destin.

Cette ascension sociale ne se fit pour autant pas de manière linéaire et automatique.

En effet, les Pieds-Noirs furent souvent hostiles à cette communauté qui cumulait les tares d'être à la fois juive et indigène, et des flambées antisémites secouèrent périodiquement l'Algérie.

Ainsi en 1898 eurent lieu de violentes émeutes à Alger, accompagnées de violences et de pillages, et le sinistre Édouard Drumont, auteur du pamphlet ordurier "La France juive" se fit élire député pour l'Algérie sur la base de ses délires.

8. L'Algérie c'est la France

Lorsqu'en 1920 l'Algérie française célébra son centenaire, elle ne doutait pas de la suite.

La France se voyait pour sa colonie ce que Rome fut pour la Gaule, et affirmant que le pays n'existait pas avant elle, elle prévoyait un avenir radieux et fécond où l'Algérie serait une province française comme les autres.

Les infrastructures se développaient et le pays constituait la perle du deuxième empire colonial du monde.

Ses colons avaient fait souche et malgré leurs origines diverses, ils se sentaient pleinement Français.

Côté indigène, les grandes révoltes semblaient être dépassées.

Au nord, une classe arabe francisée était en train de naitre, apparemment reconnaissante à la mère patrie, adhérant à l'idée du progrès induit par la colonisation et étrangère à toute idée séparatiste (on citait beaucoup le célèbre discours de 1936 du leader Ferhat Abbas (1)).

Au sud, un solide réseau militaire encadrait les populations du désert et irradiait dans tout l'empire.

De loin on pouvait donc dire a priori, comme le ferait François Mitterrand dans les années 50, "L'Algérie c'est la France".

De loin.

En effet, pour cela il fallait ignorer la séparation entre les deux populations, dont la majoritaire grandissait, se paupérisait et prenait conscience du sort qui lui était fait.

Il fallait ne pas voir que la mixité était mince et concernait surtout les grandes métropoles, que l'endogamie était nulle et solidement revendiquée d'un côté comme de l'autre.

Il fallait ne pas regarder la justice sommaire et la mauvaise blague des institutions politiques grossièrement biaisées.

Pour reprendre le mot de Jean Pélégri, il fallait passer au-dessus de "cette injustice centenaire dont on ne se rendait plus compte pour la raison même qu’elle était centenaire".

Bref, il fallait s'illusionner sur la capacité des gens à accepter indéfiniment d'être légalement minoritaires sur leur propre sol.

Le réveil allait être douloureux.




(1) "Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un crime. Mais je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas. J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé. Sans doute, ai-je trouvé l’Empire arabe, l’Empire musulman qui honorent l’islam et notre race, mais les Empires se sont éteints. On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons donc écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays."