lundi 25 juillet 2016

Cinéma (14): Le vieux fusil

Je viens de revoir Le vieux fusil de Robert Enrico.

L'histoire de ce film est simple. Le héros est un médecin de Montauban dévoué à sa tâche et soignant chacun de son mieux, y compris des résistants.

Père d'une fille issue d'un premier lit, il est remarié depuis peu à une femme plus jeune que lui dont il est éperdument amoureux.

Un jour, prévenu de l'arrivée de troupes allemandes qui remontent vers le nord, il décide de mettre les deux femmes à l'abri dans un hameau de campagne, les installant dans le château qu'il y possède.

Mais quelques jours plus tard, lorsqu'il va les retrouver, il découvre que tous les habitants du village ont été massacrés par les troupes nazies, dont un petit groupe a pris ses quartiers précisément dans son château.

Le choc de cette mort atroce, dont les détails ne nous sont pas épargnés, détruit le médecin qui va alors mettre à profit sa connaissance des lieux pour transformer le château en un piège mortel pour les soldats, qu'il tuera l'un après l'autre.

Ce film, qui marqua son époque, fait donc partie de ces innombrables histoires de type blessé dans sa chair et qui se venge: Mad Max, Un justicier dans la ville, Il était une fois dans l'ouest, j'en passe et des meilleurs.

Mais il présente deux particularités.

La première c'est qu'il a lieu dans le contexte particulier de l'Occupation et qu'il se base sur les faits réels arrivés à Oradour-sur-Glane, petit village du Limousin dont le martyre est devenu un symbole national.

La deuxième ce sont les acteurs, qui font de ce qui aurait pu n'être qu'un film de vengeance parmi d'autres quelque chose de bien plus fort.

Romy Schneider est lumineuse.

Elle irradie la pellicule dans le rôle de l'épouse du docteur, véritable symbole d'une certaine féminité dont il est impossible de ne pas tomber amoureux. Tout le long du film, elle apparaît en d'incessants flashbacks du docteur sur le bonheur à jamais détruit.

C'est Philippe Noiret qui joue ce dernier et il est immense.

Comme toujours on retrouve le personnage élégant et un peu cabotin qui est sa marque de fabrique, mais son jeu nous fait passer un panel extraordinaire d'émotions: l'amour éperdu, le désespoir le plus atroce, et une sauvagerie qui semble le submerger contre son gré.

Il joue parfaitement l'homme traumatisé, et l'on a l'impression qu'il choisit de basculer dans la folie plutôt que d'admettre l'horreur.

Enfin il y a Jean Bouise, un de ces éternels seconds rôles de notre cinéma dont la présence rassurante et bienveillante apporte une couche supplémentaire d'émotion.

A sa sortie en 1975, Le vieux fusil connut un succès inattendu. Même Noiret, qui ne s'était pas du tout entendu avec Schneider, trouvait les personnages trop caricaturaux, surtout ceux des Allemands.

Le film fut également beaucoup critiqué, qualifié d'obscène, flattant les plus bas instincts et simplifiant une époque plus complexe.

Personnellement, même si c'est un peu vrai, je trouve que l'aspect psychologique fait toute la différence avec un quelconque Mad Max.

Avec Noiret, on est en effet très loin du héros gladiateur qui se venge.

On a au contraire l'impression que cette vengeance se fait malgré lui, qu'elle le submerge comme le désespoir et qu'il est littéralement obligé de s'y soumettre.

On le voit aussi se questionner sur la nature de son couple, se confronter à ses doutes et à ses illusions.

On devine enfin qu'il n'attend pas la délivrance de ses meurtres, qu'il se sait fini.

Et lorsque à la fin son vieil ami vient le retrouver, il semble au-delà de tout.

La vengeance, cette envie brûlante de faire payer l'autre pour tel ou tel préjudice, est un instinct très humain. La plupart d'entre nous en ressent tôt ou tard la pulsion.

Avec l'honneur, ce sentiment a même été au fondement de plusieurs cultures et civilisations (songeons aux vendettas méditerranéennes ou au kanun albanais), qu'elle a structurées mais également fini par pourrir de l'intérieur.

Je n'ai pas senti de complaisance ni d'illusion là-dessus dans ce film coup de poing, mais plutôt cette idée de gâchis irréversible.

mardi 5 juillet 2016

Mon aperçu de la littérature afro-américaine (1): point historique (introduction)

En 2008, Barack Obama devenait le 44ième président des États-Unis d'Amérique, la première puissance mondiale depuis plusieurs décennies.

Cette élection a constitué un événement majeur dans le sens où, pour la première fois, un Américain ayant des origines africaines accédait à la magistrature suprême.

On pourrait d'ailleurs généraliser ce cas à l'ensemble du monde occidental, même si la comparaison serait un peu boiteuse (en effet, la présence noire est postérieure à la naissance des états européens, tandis que les Afro-Américains sont une partie constitutive des États-Unis depuis les origines de ce pays).

Dans cette nouvelle série de posts, j'évoquerai des auteurs et/ou livres produits par des membres de cette singulière communauté. Et pour commencer, je vais parler un peu de son histoire.

Traite et esclavage

Tout d'abord précisions ce qu'on appelle Afro-Américain.

C'est une personne dont au moins un ascendant fut un esclave africain déporté aux États-Unis, et -surtout- qui en possède le phénotype.

Ainsi, beaucoup de Noirs américains ne sont pas des Afro-Américains. C'est notamment le cas des très nombreux Noirs venus de la Caraïbe ou de l'Amérique latine, même si ceux-ci partagent l'héritage de la traite.

C'est aussi le cas des immigrés, de plus en plus nombreux, qui viennent d'Afrique subsaharienne. Le plus célèbre de ces derniers est le père kenyan de Barack Obama, qui étant Américain par sa mère blanche, n'est donc pas issu de la communauté dont je parle aujourd'hui.

L'événement fondateur que fut la traite change complètement le rapport au pays.

Alors que le migrant européen venait en Amérique à la recherche d'une vie meilleure, le migrant africain était arraché à sa terre par d'autres pouvoirs africains, vendu à des négriers européens, puis revendu comme esclave à son arrivée.

Alors que l'Européen emmenait avec lui ses racines, sa religion, ses souvenirs et son nom, l'identité de l'Africain était brutalement effacée, et tout ce qui le constituait dans sa vie d'homme libre était supprimé par la force.

Il devenait Américain malgré lui, sans vraiment l'être d'ailleurs puisqu'aux yeux de ses maitres et de la loi il était l'équivalent du cheval de labour ou du chien de chasse importé d'Europe.

Ce schéma fut la règle sur l'ensemble des Amériques, où, à l'exception des extrémités trop froides et trop vides et des pays à fort peuplement indigène comme le Pérou ou le Mexique, on fit venir des Noirs d'Afrique, jugés mieux adaptés au climat, et aussi peut-être plus faciles à repérer et contrôler.

Dès le début, les États-Unis se singularisèrent toutefois, dans le sens où il y exista très tôt un courant antiesclavagiste.

Certains états interdirent en effet cette "institution particulière", comme le Vermont dès 1777 ou la Pennsylvanie quelques années plus tard, cette dernière en grande partie grâce au lobbying des Quakers.

Une autre caractéristique, qui va à rebours des idées reçues, était que les Noirs y mourraient globalement moins qu'ailleurs, moins qu'à Saint-Domingue ou au Brésil par exemple, et aussi que la taille des exploitations était souvent plus petite.

Enfin, au contraire d'autres pays et surtout des îles de la Caraïbes, les Blancs furent toujours majoritaires aux USA, le plus haut pourcentage de Noirs dans le pays ayant été de 20%, aux alentours de 1790.

Ces conditions, majorité blanche et petites exploitations, entrainèrent un métissage assez fort, métissage imposé puisque les couples interraciaux étaient bannis et que les Noires étaient souvent la cible de viols, qu'ils soient perpétrés par leurs maitres ou par d'autres Blancs.

On estime ainsi qu'aujourd'hui les Afro-Américains ont tous de 10 à 20% de gènes européennes. La mode du profilage génétique permet de vérifier cette assertion (au grand dam de certains d'ailleurs).

Un métissage eut également lieu avec l'autre population paria des États-Unis, les Amérindiens, que ce soit dans le cadre de plantations (certains Indiens étaient eux-mêmes esclavagistes) de contacts pionniers ou d'intégration d'Africains en fuite aux tribus.

Ainsi plusieurs célébrités afro-américaines (Tina Turner, Jimi Hendrix, Chuck Berry...) revendiquent du sang indien. Et comme pour les Blancs, cette ascendance est majoritairement cherokee.

Au début du XIXième les voix contre la traite négrière commencèrent à se faire plus fortes, et le Royaume-Uni, alors le maitre incontesté des océans, mit cette pratique hors-la-loi, décidant d'arraisonner tout navire porteur de bois d'ébène.

Pour contourner cette interdiction, les planteurs firent alors appel à la contrebande, ils tentèrent de faire procréer leur main d'œuvre comme un cheptel humain (il y eut même apparemment des "nègres étalons" que l'on se prêtait), ou encore ils achetèrent des esclaves noirs dans la Caraïbe, prolongeant le système tant que c'était possible.

Résistance, guerre civile américaine et abolition

Il est important de noter que les Afro-Américains ne se résolvaient pas tous à leur sort et qu'ils mirent en œuvre dès le début des résistances.

Elle pouvaient être de différents types.

Certains se suicidaient, des mères avortaient plutôt que de donner la vie à un esclave, et mille et une ruses permettaient de contourner les règles et les ségrégations.

Il y eut aussi des révoltes, ouvertes et violentes ou plus discrètes, des tentatives de création d'enclaves noires indépendantes comme aux Antilles ou en Amérique latine.

Et il y eut enfin la fuite vers les états non esclavagistes. Avec le temps, celle-ci se développa et un véritable réseau se mit en place, composé de routes tenues secrètes, avec des points de chute et des gens qui aidaient les fuyards au péril de leur vie.

Puis vint la Guerre de Sécession, dont l'un des enjeux était l'abolition de l'esclavage et consécutivement le choix du modèle à appliquer dans les nouveaux états de l'Ouest.

Je dis bien l'un des enjeux parce qu'il ne faut pas imaginer les états confédérés comme des endroits où chaque homme avait des esclaves derrière lui: en vérité, seulement 4% des 8.000.000 de Blancs sudistes possédaient des esclaves.

Quand la guerre éclata, plusieurs Noirs voulurent s'engager pour en découdre et gagner leur liberté, et malgré la répugnance des armées, certains parvinrent à convaincre les nordistes de leur créer des régiments. L'histoire de l'un d'entre eux est racontée dans l'émouvant film Glory.

Cette guerre longue et meurtrière finit par se terminer par la victoire du nord. L'esclavage fut alors aboli et les Afro-Américains devinrent en théorie des Américains comme les autres.

Migrations internes, ségrégation et relations inter-communautaires

Une fois la guerre finie et devant le non respect de la promesse de "40 acres et une mule" pour chaque esclave libéré, la plupart des citoyens noirs se trouva dans une situation extrêmement précaire.

Une partie décida de créer son propre monde (avec notamment des villes noires), une partie finit par travailler pour les anciens maitres, et un très grand nombre émigra vers le nord, à la recherche d'emploi et de meilleures conditions de vie.

Hélas pour eux, si l'esclavage n'y avait pas cours, les préjugés étaient les mêmes, et discrimination, violence et vexations devinrent le lot de ces malheureux qui découvrirent que là-bas aussi ils étaient des citoyens de seconde zone et semblaient devoir le rester ad vitam aeternam.

D'ailleurs chaque nouvelle vague de migrants, aussi pauvres et incultes soient-ils, finissait par s'acclimater au pays et par les dépasser, les reléguant toujours à la dernière place. Et ces nouveaux Américains s'empressaient aussi de s'affirmer aux dépens de leurs compatriotes afro-américains.

Pendant la guerre de Sécession, les célèbres émeutes de New York qui dégénèrent en véritables pogromes anti-Noirs en sont l'exemple le plus connu.

La principale motivation de cette violence était le refus par les nouveaux arrivants (notamment Irlandais) de la concurrence de ces migrants de l'intérieur que constituaient les affranchis.

Dans le sud, la ségrégation devint le régime ordinaire, que les ex-confédérés maintenaient par l'intimidation et la terreur. C'était la période des lois Jim Crow et du Ku-Klux-Klan, des lynchages et de la stricte séparation.

Dans tout le pays, des quartiers entiers étaient physiquement interdits aux Noirs, toute transgression étant extrêmement périlleuse pour tout Noir s'y risquant.

Dans certaines villes, dites sundown towns, il était même explicitement dit que leur présence au coucher du soleil leur vaudrait la mort...

C'est ainsi que du nord au sud des États-Unis se mirent en place des ghettos, sortes de villes noires dans la ville, pauvres et marginalisées, qui commerçaient avec le monde extérieur via des intermédiaires, souvent juifs, et qui devaient se contenter des miettes du rêve américain.

Constat sans appel: à partir des années 60 les flux migratoires afro-américains se sont inversés, les Noirs retournant désormais vers le sud, comme si dans le pays entier c'était la même chose.

Affirmation et révolte

Durant de long siècles, les Noirs rasèrent donc les murs et vécurent dans l'ombre où les reléguait le reste de la population.

Mais certains tentaient toutefois d'améliorer leur sort ou d'imaginer un destin plus favorable sous d'autres cieux.

Citons Marcus Garvey, qui fut le premier à imaginer et organiser le retour des Noirs en Afrique, ou W. E. Du Bois qui fut co fondateur de la NAACP, la célèbre association dont le but était et est encore aujourd'hui d'améliorer le sort des Américains de couleur.

D'autres choisirent l'exil, souvent en Europe comme ces nombreux artistes venus chercher une société plus color blind à Paris.

Mais c'est à partir des années 60 que les Afro-Américains essayèrent de vraiment faire bouger les choses, de sortir du placard et de s'assumer en tant que citoyens complets, avec leur culture et originalité.

Le mouvement des droits civiques emmené par le charismatique Martin Luther King, tenta de faire tomber les sinistres lois ségrégationniste, ce qui lui valut la mort.

Malcom X crut trouver dans la secte Nation of Islam puis dans le sunnisme la religion originelle de son peuple et un motif de fierté (le pauvre ignorait sans doute l'ampleur des traites orientales).

Les Black Panthers, quant à eux, prônaient un séparatisme et la création d'un état noir.

L'heure était à la fierté, avec une africanisation des looks (coupe afro, imprimés léopard, etc.), les films de la Blaxploitation, le festival de Wattstax ou le "I'm black, I'm proud" de James Brown, et avec des artistes ou sportifs engagés comme Mohamed Ali, les coureurs Tommie Smith et John Carlos.

Depuis, la vague d'optimisme est retombée.

D'un côté, malgré les succès bien réels de la déségrégation officielle et des politiques de rattrapage engagées par Washington (affirmative action) les Afro-Américains continuent de squatter les couches basses de la société et de se faire doubler par les migrants qui les suivent, même lorsqu'ils ne sont pas blancs: le succès des Asiatiques et d'une part croissante des Latinos le souligne bien.

De l'autre, les retrouvailles fantasmées avec l'Afrique n'ont pas eu lieu ou bien furent celles de la désillusion.

En effet, les Afro-Américains qui tentèrent de s'installer sur le continent de leurs ancêtres s'y firent souvent plumer, s'aperçurent qu'ils ressemblaient bien plus à leurs compatriotes blancs qu'aux Africains, et que très souvent ces derniers méprisaient les descendants d'esclaves métissés qu'ils étaient devenus.

Et dans l'autre sens, la réussite de migrants africains venus s'installer aux US et s'en sortant mieux que les Afro-Américains rend parfois ces derniers très amers.

On dit ainsi que c'est seulement grâce à son épouse qu'Obama a gagné le vote afro-américain.

Une anecdote rapportée par l'écrivain franco-congolais Alain Mabanckou est très révélatrice sur ce rapport entre les Noirs des deux côtés de l'Atlantique.

Alors qu'il enseignait aux US, il raconte avoir un jour été très violemment pris à parti par un ami afro-américain un peu ivre. Ce dernier lui reprochait avec haine d'avoir vendu ses frères puis d'être venu lui piquer son travail sans honte ni remord alors que lui-même vivait comme un chien.

Une connaissance sénégalaise me raconte avoir vécu un peu la même chose avec une Guadeloupéenne.

Et puis au sein même de la société américaine, les préjugés ont-ils vraiment disparu? En fait, tout comme chez nous, les stéréotypes ont la vie dure, et parfois se réinventent.

Le combat de boxe Johnson-Jeffries est une illustration intéressante de ces évolutions.

Celui-ci eut lieu en 1910 à l'instigation de l'ex-champion blanc James Jeffries, qui entendait démontrer la supériorité intrinsèque d'un Blanc sur un Noir, y compris sur le plan physique, ce qui était alors une opinion couramment admise.

Malheureusement pour tous les racistes et contre toute attente, il se fit laminer par Jack Johnson. Le film du combat a été interdit dans plusieurs états et la nouvelle entraina nombre de lynchages, mais la stupeur fut grande chez les Blancs.

Depuis lors, on a changé d'extrême et énormément de gens sont convaincus de la supériorité physique naturelle des Noirs dans le domaine sportif.

Une culture et une position à part

Tout ce vécu particulier a fait des Afro-Américains une communauté singulière au sein des États-Unis.

On peut comparer leur sort à celui des indigènes, mais ces derniers avaient tout de même un lien physique avec leurs origines, ils étaient sur leur sol et purent garder une partie de leurs racines. Même ostracisés, méprisés et décimés, ils savent d'où ils viennent.

A contrario, les Afro-Américains ont perdu ce lien et leurs souvenirs commencent en Amérique. Cet aspect-là, ainsi que leur marginalisation originelle et permanente, font de ce groupe une composante vraiment à part de la population des États-Unis, avec sa propre vision de l'histoire, son héritage et sa culture.

Sur un aspect purement pratique, la ségrégation de droit ou de fait les obligea longtemps à se ménager une existence parallèle.

Ils durent notamment s'organiser pour occuper l'espace qui leur était laissé, s'y déplacer, y communiquer, y loger, y vivre.

En fait, une espèce de double de la société américaine exista aux USA dès l'esclavage, se modernisant et évoluant en parallèle au reste du pays, tout en restant invisible aux dominants.

Et à l'intérieur de cette société du ghetto, certains Afro-Américains parvinrent à se faire des situations enviables, toutes proportions gardées.

Plus tard, lorsque cette sous-bourgeoisie commença à vouloir goûter au mode de vie moderne et notamment au tourisme, elle dut inventer ses propres outils.

C'est ainsi que fut créé le Negro Motorist Green Book, un guide spécifique qui indiquaient les endroits à éviter, et a contrario les aires de repos, stations service, hôtels ou restaurants servant les Noirs.

On associe aussi souvent une religiosité spécifique aux Afro-Américains. Leur christianisme est vécu de façon très intense, la transe intervient dans nombre de leurs cérémonies, et beaucoup de leurs pasteurs sont des showmen qui semblent littéralement habités par Dieu.

Le parallèle avec la sensibilité africaine et les cultes originaux est évident, même si toute référence au panthéon d'avant la déportation a généralement disparu aux USA.

(Il existe néanmoins quelques poches vaudouisantes, surtout dans le sud et dans les communautés d'ascendance caribéennes, ainsi que des personnages qui peuvent se rapprocher des rebouteux ou des gens un peu sorciers de nos campagnes).

L'autre domaine d'excellence est bien évidemment la musique. Car c'est clairement dans ce domaine que l'apport afro-américain à la culture nationale puis mondiale est le plus marqué.

S'appropriant les instruments et le répertoire de leurs maitres et voisins blancs ou amérindiens, les Noirs américains en firent quelque chose de nouveau, où certains musicologues retrouvent des harmonies et gammes de l'Afrique de l'ouest.

Chansons des champs de coton, negro spirituals, blues, funk, soul, rap...le nombre d'expressions musicales qu'on leur doit est énorme et les styles sont toujours novateurs et inventifs.

En dehors de ces domaines, auxquels d'ailleurs on réduit trop souvent la culture afro-américaine, il existe d'autres spécificités, que ce soit la nourriture, les formes linguistiques telles que l'Ebonics ou d'autres détails comme les jeux de cartes tels le tonk dont il existerait une variante afro-américaine (selon Toni Morrison).

En conclusion, la communauté des Noirs américains est bien une partie constitutive des USA, à la culture riche, originale et universellement reconnue.

Malheureusement, sa pleine intégration au pays reste problématique: malgré de considérables avancées et une présence très ancienne, il continue à y avoir une "question noire" aux États-Unis, des tensions et des soucis particuliers, comme l'actualité vient régulièrement nous le rappeler.

Je vais dans un post à venir évoquer la littérature afro-américaine à laquelle je me suis frottée.

lundi 4 juillet 2016

Le syndrome Jeanne d'Arc

L'autre jour, scène pénible dans un RER encore plus bondé par la grève illimitée du moment.

Une femme, plutôt forte semble-t-il (difficile à voir à travers la forêt d'usagers) tente en s'excusant de se glisser dans un interstice entre les gens, de façon à gagner un couloir et y être un peu moins comprimée.

Elle se fait alors violemment apostropher par un grand type qui lui balance un "Si tu pousses encore, je t'en colle une !" (ses écouteurs l'ont sans doute empêché de l'entendre s'excuser).

S'ensuit une tentative de justification de la femme, le ton monte et ça finit sur un "Quand on fait 200 kilos, on prend le taxi !" balancé avec une élégance rare par le grand type.

Immédiatement la moitié du wagon prend fait et cause pour la malheureuse et le type se prend une volée de remarques bien méritées (et dont il n'a visiblement rien à foutre).

L'incident, tristement banal, surtout dans ce genre de circonstances merdiques si courantes dans nos transports, aurait pu s'arrêter là.

Mais il y avait ma voisine.

Celle-ci, toute vrillée d'indignation et de haine, a en effet longuement continué à apostropher le malotru, tentant obstinément de lui faire comprendre le dégueulasse de sa remarque et peut-être de le voir s'excuser.

Ce genre d'attitude, qui met toujours mal à l'aise l'allergique aux conflits que je suis, me semble quelque chose de typiquement féminin, plus précisément féminin-occidental-urbain.

Ce n'est en effet pas la première fois que je vois une de ces pasionarias s'insurger publiquement et violemment contre un mufle, un raciste ou un incivique.

Ces Jeanne d'Arc des temps modernes sont également très présentes dans le monde associatif, les ONG, les militants, les gens qui distribuent des tracts contre l'expulsion à la sortie des écoles, ceux qui s'expriment publiquement sur les grands sujets, contre la voiture, etc.

Pourquoi donc les hommes semblent-ils avoir déserté le créneau de la prise de position affirmée en milieu hostile? Cette question, pour laquelle je n'ai pas vraiment de réponse, est intéressante.

Déjà, sans aller jusqu'aux thèses de Zemmour, peut-être qu'il y a quelque chose de vrai dans la féminisation de la société, avec notamment la mise hors la loi du conflit physique. Certains disent que la féminisation du corps enseignant et de la petite enfance y sont pour quelque chose.

En tout cas, l'homme occidental moderne ne se bat plus qu'avec répugnance et réprobation, et on lui fait très tôt intégrer que c'est mal et que c'est une faiblesse.

Et un homme qui intervient dans le contexte que je décris s'expose à prendre des coups. Une fille beaucoup moins, car l'homme qui bat une femme est encore plus stigmatisé sous nos latitudes.

C'est d'autant plus vrai dans le contexte multiculturel actuel où la suspicion de racisme ajoute une couche à l'inhibition.

Le "babtou fragile" semble donc correspondre à une certaine réalité, corroborée par le témoignage naïf ou moqueur de plusieurs Européens de l'est avec qui j'ai pu échanger et qui étaient surpris de la tendance à s'écraser des indigènes de l'Hexagone en cas de conflit, surtout si l'adversaire était un immigré.

Peut-être y a-t-il aussi un côté religieux dans la passion que ces dames mettent à intervenir ostensiblement? Beaucoup de gens dénoncent le vide spirituel contemporain, mais en fait il n'est pas si flagrant, et si ça se trouve, il y a une génération ou deux, ces engagées auraient été en train de prier assidûment pour leur salut.

Peut-être que ça relève du discours de valorisation des victimes qui a restructuré la parole publique depuis les années 80, et que ce surcroît de militantisme est une sorte de volonté de ne plus subir?

Certains soulignent que les juifs étaient présents de manière disproportionnée parmi les leaders d'extrême gauche des années 70 et que cela pouvait indiquer qu'ils cherchaient à exorciser la passivité supposée de leurs ancêtres qui aboutit à la Shoah. Il se peut qu'il y ait un parallèle.

Les mesquins diront aussi que leur statut de femme leur permettra de toute façon de s'en tirer en invoquant le sexisme ou l'indulgence face à leur féminité.

Je ne sais pas si l'on peut en conclure quelque chose en fait...

Mais en tous les cas, c'est une étrange époque que la nôtre, pleine de doutes et de recompositions, et ces femmes plus combatives que leurs homologues masculins en sont un symptôme.

vendredi 1 juillet 2016

Livres (20): Un artiste du monde flottant

Kazuo Ishiguro est un écrivain britannique d'origine japonaise.

Il a grandi en Grande-Bretagne tout en recevant une éducation nippone par sa famille, dont le but était un retour au Japon qui ne se fit jamais.

Ma compagne ayant beaucoup lu cet auteur biculturel, j'ai fini par le tester aussi, d'abord par Nocturnes, un recueil de nouvelles tournant autour de la musique, puis en lisant son roman Un artiste du monde flottant.

Dans les deux cas, son style m'a un peu rebuté.

Je lui ai trouvé une espère de sophistication particulière, un peu comme s'il n'allait pas à l'essentiel et digressait, s'il ajoutait quelques détails en trop. Et cela même si au final ces détails comptaient pour mettre en place intrigues et personnages.

En revanche, les histoires sont très intéressantes, et le roman en particulier était de ces lectures qui marquent.

Ishiguro y fait parler un vieil artiste japonais à la fin des années 40. Celui-ci se présente comme un peintre renommé qui a pris sa retraite et qui vit dans une grande maison traditionnelle de Tokyo, maison rachetée à une famille noble pour une bouchée de pain (le livre commence par cette histoire).

Veuf, il la partage avec sa fille, suffisamment âgée pour que le mariage soit devenu un problème à régler au plus vite. Il a aussi perdu un fils à la guerre et il est père d'une autre fille, elle-même mariée et mère.

Par d'incessants flash-backs, ce vieil homme évoque sa vie passée, sa jeunesse, sa formation intellectuelle et artistique, et le Japon d'alors, qu'il compare à celui de 1948-50 où l'histoire se déroule.

Il nous explique que sa source d'inspiration initiale, sous l'influence de l'un de ses maîtres, est le "monde flottant".

Par ce terme, les Japonais désignent le monde interlope de la nuit, les bars, les prostituées, les demi-mondaines, les danseuses, la musique...tout ce qui a trait aux quartiers de plaisir en fait.

On comprend que le héros a passé plus que son content de temps dans l'un de ces quartiers, désormais détruit par les bombardements américains et transformé par la reconstruction modernisante de l'après-guerre, et qu'il s'accroche à son dernier vestige, un bar tenu par une dame qui se retrouve isolé et quasi vide dans une zone ravagée.

Insidieusement, on sent aussi un certain malaise du héros vis-à-vis de la nouvelle génération et de l'ouverture du Japon au reste du monde, et notamment à la culture américaine dont on voit la fascination sur les enfants via son petit-fils, qui préfère jouer au cow-boy qu'au samouraï et mange des épinards pour ressembler à Popeye.

Mais il s'avère que le malaise est aussi d'un autre ordre.

On comprend que via certaines rencontres, le vieux maître s'est jadis mis au service de la propagande impérialiste gouvernementale et de ce nationalisme japonais agressif qui valait bien ses homologues occidentaux.

Cette page d'histoire, peu connue chez nous et complètement refoulée chez eux, est illustrée par quelques exemples qui éveillent des comparaisons troublantes: destruction de l'art antipatriotique, traque des influences occidentales dans toutes les oeuvre, militarisme à outrance...

Notre héros semble considérer tout cela comme peu grave, voire légitime étant donné le contexte, et pour cela il suscite l'ire de beaucoup de ses contemporains plus jeunes, et celle de certains anciens amis et connaissances.

Et l'on finit par comprendre que ce passif a été jusqu'à entraîner l'annulation d'un projet de mariage de sa fille par la famille de son fiancé.

Le vieil homme s'en rend toutefois compte et parvient à corriger le tir pour le prétendant suivant.

Pour autant, on sent qu'il ne regrette pas vraiment. Et lors d'une ultime conversation avec l'homme qui l'a entraîné sur les chemins de l'art propagandiste, devenu malade, il conclut avec lui qu'il vaut mieux s'être trompé en s'engageant de bonne foi, pourvu que ce soit avec passion, que de s'être contenté d'une vie médiocre.

Dans ce livre, il ne se passe pas grand-chose, mais l'analyse du cheminement, des pensées et des doutes d'un homme jadis important et désormais en porte-à-faux avec la société où il évolue est touchante, captivante et bien rendue.

Et bien sûr il y a l'environnement japonais, avec les mille et un détails sur la vie, les coutumes et la culture de ce pays si singulier, longtemps le seul du monde non blanc à tenir un rang équivalent (voire supérieur) aux pays occidentaux, et qui fut capable par deux fois (à l'ère Meiji puis dans l'après-guerre) de se réinventer totalement sans pour autant se renier.