mercredi 29 juin 2016

Réflexions sur la démographie (5): La bombe D (2) - Colonisation

La colonisation par un peuple des territoires d'autres peuples a longtemps été une norme assumée sur la planète.

Les peuples forts attaquaient, soumettaient et dominaient les peuples faibles, dans une expansion considérée comme sinon naturelle, du moins parfaitement logique et légitime.

Et dans la plupart des cas, la démographie était une arme clé de ces conquêtes. Je vais détailler ce point dans le présent post.

Bombe D = plus de soldats

La première raison, évidente, de l'importance de la démographie, c'est que pendant longtemps le nombre de soldats alignés était l’élément décisif pour remporter la victoire.

C'était vrai avant les armes, un peu moins quand il y eut les armes de jet (on se souvient du rôle essentiel des archers anglais dans leur victoire à Azincourt), encore un peu moins quand il y eut les armes à feu, et encore moins quand celles-ci devinrent à répétition puis automatiques.

Mais pendant longtemps, un peuple nombreux avait une plus importante réserve de soldats, et par là un avantage certain.

Un bel exemple de cette importance des effectifs est celui de Napoléon 1er.

Tout le monde sait que le Corse fut un génie militaire, mais beaucoup moins se rappellent qu'à son époque la France était un géant démographique sans challenger véritable, sa population dominant de très loin celles de ses adversaires.

On sait aussi qu'à l'inverse, la prépondérance et la vitalité démographiques allemandes furent l'une des raisons qui expliquèrent la désastreuse défaite de l'autre Napoléon à Sedan.

A compter de cette date d'ailleurs, l'Hexagone fut obsédé par l'idée de rattraper ce retard et développa une politique nataliste (cette obsession n'est d'ailleurs pas encore passée, puisque l'on trouve encore des politiciens pour se féliciter du fait que nous continuons à rattraper l'Allemagne à la fécondité défaillante).

Bombe D = plus de colons

Mais conquérir n'est pas tout, il faut aussi s'assurer de la pérennité de sa présence sur les nouveaux territoires.

Et pour contrôler un territoire dans le temps, le choix le plus simple et le plus efficace est d'y installer des colons, ceux-ci étant forcément loyaux puisque leur statut dépend intégralement des rapports de force imposés par la métropole.

C'est ainsi que partout où un empire se développe il essaye d'installer des sujets, ce qui implique l'existence d'une réserve humaine, et donc une démographie vigoureuse.

Sans les millions de colons qu'elle exporta aux quatre coins du globe jusqu'aux années 60, l'Europe n'aurait jamais connu un tel rayonnement et une telle puissance.

Sans la transplantation de ses vigoureuses lignées sur des terres fraîchement conquises, la civilisation arabo-musulmane se serait cantonnée à la péninsule du même nom.

Sans une fécondité conséquente, la reconquête puis l'expansion russe vers le monde tatare n'aurait pu avoir lieu.

Dans plusieurs cas, d'ailleurs, c'est la pression démographique elle-même qui engendra la colonisation, les colons arrivant avant le colonisateur, leur présence justifiant l'annexion a posteriori.

La perpétuelle avancée russe vers l'est et le sud en est un exemple.

Dans un premier temps les zones frontières se peuplaient d'aventuriers et de serfs en fuite (ils pouvaient même former des communautés cosaques).

Puis le pouvoir tsariste venait officiellement valider leur présence en prenant possession du territoire et en y amenant sa loi.

La conquête de l'Ouest américain est encore plus typique de ce fonctionnement. Elle se fit toujours selon le même schéma.

Au début un traité était signé avec les tribus indiennes, leur reconnaissant un territoire précis.

Mais dès cette signature, des colons, de plus en plus nombreux, empiétaient sur le territoire indien, entraînant des conflits de plus en plus fréquents.

Lorsque ceux-ci se transformaient en guerre, l'armée intervenait. Elle gagnait et les Indiens en position de faiblesse devaient signer un nouveau traité qui entérinait la prise de possession des colons et l'amputation de leur territoire.

Le processus pouvait alors recommencer.

Au final, les premiers habitants de la majeure partie des états du continent américain se sont trouvés tellement marginalisés qu'ils ne comptent plus du tout et que les pays d'où ils sont issus se sont construits sans eux.

C'est vrai des USA, mais également du Canada, du Brésil, de l'Argentine, de l'Uruguay, du Chili, et d'autres encore, où la population indienne est désormais quantité négligeable.

Il se passa la même chose sur d'autres continents, par exemple en Australie, où les aborigènes furent submergés et pendant longtemps comptèrent si peu qu'on ne les recensait même pas.

Tout cela ne fut possible qu'à cause de l'énorme pression démographique exercée par l'Europe, d'où des flux permanents d'habitants miséreux partaient tenter leur chance ailleurs.

Il est frappant de voir que la colonisation a été irréversible seulement dans les endroits où les nouveaux arrivants avaient réussi à dominer numériquement les autochtones de façon significative.

Tous les conquérants l’avaient compris et la démographie était constamment à l'esprit de leurs dirigeants, conscients que l'avenir d'une colonie dépendait étroitement du rapport de population entre colons et colonisés.

Ainsi, l'un des objectifs majeurs de la France, lorsqu'elle prit définitivement le parti de rattacher l'Algérie à la métropole fut d'y créer une classe de paysans colons enracinés, de façon à quadriller le pays et à le souder au territoire national.

Gardant l’œil rivé sur la fécondité indigène, qui explosa littéralement après la chute initiale consécutive à la conquête, Paris tenta tout pour transplanter des Français sur la rive sud de la Méditerranée: villages de colonisation, implantations de chômeurs, déportations, naturalisations d'étrangers, etc.

En vain. Même le libéral Camus parlait de la marée arabe, et le rapport de 1 à 10 constaté en 1962 est l'une des explications du départ de la France.

La bombe D toujours stratégique aujourd'hui

On aurait tort de penser que ces pratiques soient réservées aux Européens ou qu'elles aient pris fin avec la décolonisation.

Au contraire, ces méthodes éprouvées continuent d'être reprises sous des horizons divers.

Il y a Israël bien sur, qui lutte en permanence pour importer le maximum de Juifs de la diaspora afin de garder son avance numérique sur les Palestiniens, mais ses "cousins" sont innombrables.

Le Bahrein naturalise pour sunnitiser sa population, l'Indonésie tente de submerger ses Papous, la Chine encercle les autochtones du Tibet et du Xingchuang avec des populations han.

Plus près de nous, la Turquie a installé plus de 120.000 colons dans la partie de Chypre qu'elle a annexée en 1974, à tel point que les Turcs d'importation y sont désormais plus nombreux que les descendants des Turcs chypriotes.

Et dans les îles du nord du Japon, c'est le peuple des Aïnous qui fut dominé jusqu'à son extinction.

Il est donc clair que la Bombe D a été et qu'elle est toujours l'une des armes cruciales lorsqu'il s'agit de coloniser.

vendredi 24 juin 2016

L'avant-gardisme des rallyes de la noblesse

Il y a peu je suis tombé sur une affiche pour le site de rencontres Blacklub, "Numéro 1 de la rencontre afro et métisse".

Il s'agissait d'un de ces sites de rencontres spécialisés comme il y en a tant.

Le premier que j'ai vu de ce genre devait être juif, mais depuis ce moment-là la segmentation s'est élargie, touchant d'autres religions ou nationalités, pour en arriver donc à cette histoire de couleur.

Cette floraison et mes souvenirs m'ont inspiré les quelques réflexions suivantes.

Lorsque j'étais enfant on parlait parfois des fameux rallyes qu'organisaient -et organisent encore- la haute bourgeoisie et les restes de notre noblesse.

Il s'agit de réunions privées où les enfants issus de ces milieux se retrouvent pour se distraire, danser, sociabiliser, l'idée étant qu'à terme ils puissent y rencontrer leurs conjoints.

Souvent regroupés par confession (protestante, juive mais surtout catholique), ces sauteries ont pour but de cultiver l'entre-soi, d'éviter les mésalliances et de perpétuer un statut, une position sociale, une image.

L'évocation de ces rallyes suscitait et suscite systématiquement un mélange de raillerie et de colère. Fermeture d'esprit, racisme, mépris social, aucun mot n'était assez dur pour critiquer leurs adeptes, que l'on soit de droite ou de gauche.

Maintenant, si l'on réfléchit bien, ces rallyes ne sont pas très différents de ces rencontres communautaires en ligne. Le but recherché est le même: ne pas sortir du groupe de référence.

Pourtant, je n'ai jamais entendu de condamnation équivalente.

Tout se passe comme si le mot magique de "tradition" valait absolution, pourvu que cette tradition soit exogène.

Rallye et sites communautaires sont pourtant exactement la même chose, et condamner l'un et pas l'autre est illogique: si l'on est contre l'idée d'entre soi, on doit être contre tous les entre sois.

C'est la même chose pour l'antisémitisme, le racisme ou l'homophobie: ils sont tout aussi condamnables quand leurs adeptes s'appellent Mohamed Merah ou Lefa que quand ils s'appellent Jean-Marie Le Pen.

Ce point-là ne semble hélas pas évident pour tout le monde (ICI une tribune intéressante sur le sujet).

En tout cas, force est de constater que les rallyes de ces braves bourgeois et nobles tant décriés n'étaient finalement pas un archaïsme issu d'un autre temps, mais au contraire une avant-garde de la société d'aujourd'hui.

lundi 20 juin 2016

Réflexions sur la démographie (6): le vieillissement

Le monde vieillit.

C'est-à-dire qu'un peu partout sur le globe l'espérance de vie a tendance à monter et la fécondité à baisser, ce qui a pour effet de faire augmenter l'âge moyen du Terrien.

Si cette tendance est générale, c'est bien sûr extrêmement disparate et les situations sont très différentes selon le pays considéré.

Pour simplifier on peut dire qu'à une extrémité il y a l'Afrique subsaharienne où une fécondité très forte et une baisse constante de la mortalité entraînent un boom démographique exceptionnel (il n'y aurait jamais eu d'équivalent au cours de l'histoire).

Et qu'à l'autre extrémité il y a le monde développé qui connait fécondité et mortalité basses et vieillit tout aussi vite.

Au sein de celui-ci, le continent asiatique est pour partie concerné. Le pays le plus vieillissant du monde, le Japon, s'y trouve, et le problème du vieillissement accéléré touche aussi Singapour, la Corée du sud, bientôt la Chine, etc.

Mais le continent le plus vieux et le plus vieillissant de notre planète est l'Europe.

La première cause de ce phénomène est la croissance inégalée de l'espérance de vie qu'on peut y constater.

Cette hausse a été favorisée par une couverture médicale et un état providence sans équivalents sur la planète, par une paix qui dure globalement depuis 70 ans et par une très grande richesse économique.

Du coup cette espérance de vie n'a cessé de progresser, entraînant une très forte augmentation du pourcentage de seniors dans la société.

La deuxième cause est l'effondrement du taux de fécondité.

Celui-ci est si marqué que dans aucun pays du continent il ne permet d'atteindre le seuil de renouvellement de la population, au mieux frôlé par certains pays comme la France où l'Irlande.

En fait, les Européens font beaucoup moins d'enfants, et quand ils en font ils les font de plus en plus tard.

Certains n'ont pas d'enfant par contrainte, d'autres par choix. Les raisons sont complexes et variées (j'en avais déjà parlé dans ce post), mais le fait  est que le taux de natalité est en deçà des 2,10 enfants par femme qui sous nos cieux sont nécessaires au maintien d'une population numériquement stable.

Ce vieillissement saute aux yeux quand on considère l'âge moyen.

En Europe de l'Ouest, cet âge est inférieur à 40 ans dans 3 pays seulement: l'Irlande (35,7), l'Islande (36,4) et la Norvège (39.1).

A comparer avec le continent africain, où l'âge moyen le plus élevé, en Tunisie, est de 31,4 ans, et où quasiment tous les pays d'Afrique noire sont en dessous de 20 ans.

Essayons maintenant de voir les conséquences de ce vieillissement.


Conséquences du vieillissement

- Une baisse de la population

La plus spectaculaire des conséquences, dont l'Européen lambda n'a pas forcément conscience, c'est qu'à moyen terme le continent connaîtra une forte baisse du nombre de ses habitants.

Ce krach qui commence se fera de manière progressive, et sera de plus en marqué au fur et à mesure que les cohortes les plus nombreuses, les personnes âgées donc, mourront sans être complètement remplacées.

Le cas de l'Allemagne, deuxième pays le plus vieux du monde, illustre bien ce problème.

En 2014, il y a eu 670.000 naissances et 870.000 décès. Cela fait 200.000 Allemands en moins, soit l'équivalent d'une ville d'une taille assez importante, sans qu'il y ait de catastrophe économique, de guerre, d'exil ou de maladie.

Ce genre de chiffre aide d'ailleurs à mieux comprendre certains débats sur l'immigration, cette variable importante dont je vais reparler plus tard.

Mais cette évolution ne touche ou ne touchera pas que l'Allemagne. C'est également celle de la plupart des pays de l'UE, et particulièrement tous les nouveaux membres, essentiellement issus du bloc de l'Est.

Tous sont en effet en krach démographique et la dégringolade de leur population est encore aggravée par l'émigration de leurs jeunes.

Cette baisse fait qu'à l'échelle du monde, le poids démographique de l'UE ne cesse de diminuer: de 13,3% de la population mondiale en 1960, il est passé à 7,3% en 2015 et on prévoit qu'il soit à 5,1% en 2050 (rappelons toutefois que si la démographie peut être un des attributs de la puissance, c'est loin d'être le seul ou le plus important et c'est quelque fois un inconvénient).

- Des coûts sociaux

En revanche, le vieillissement a des conséquences très fortes sur le fonctionnement de la société d'un pays.

Le premier, duquel tout le monde en France est au fait, c'est la question des retraites.

Lorsque celles-ci furent généralisées, en gros après la Seconde guerre mondiale, le modèle choisi a été partout celui de la répartition, c'est-à-dire que ce sont les actifs qui financent les retraités par leurs cotisations.

A l'époque cela faisait sens: en effet, on prenait sa retraite tard, on mourrait assez rapidement, et surtout il y avait beaucoup plus d'actifs que de retraités.

Aujourd'hui la situation s'est renversée dans tout l'Occident: le nombre d'actifs baisse ou augmente moins vite que le nombre de retraités, et ceux-ci le restent de plus en plus longtemps.

On en est à prévoir que si rien ne change, au milieu du siècle, il y aura 0,54 retraité pour un actif, ce qui sera intenable.

Cette situation est très problématique, et cette question du financement est un défi de plus en plus énorme pour tous les pays qui vieillissent.

On sait déjà qu'il représente quasiment la moitié des sommes versées au titre de l'état providence dans notre pays, alors que celui-ci garde pourtant une des fécondités les plus importantes parmi les pays développés.

Si on ajoute que la vieillesse est aussi le temps des maladies et des défaillances physiques, on voit que les dépenses de santé d'un pays vieillissant vont encore augmenter, ce coût devant là aussi être financé d'une manière ou d'une autre.

- Des problèmes de fonctionnement

Mais ces défis de financement ne sont pas les seuls. D'autres questions, plus techniques, se posent également.

Au Japon, il y a ainsi plusieurs villes qui n'arrivent pas à rassembler un nombre suffisant de jeunes pour s'occuper de l'entretien des systèmes de sécurité ou pour monter une brigade de pompiers.

Ce problème de recrutement peut être généralisé aux médecins, à la police, à certains métiers difficiles ou physiques nécessitant des personnes jeunes.

Cette question de la main d'oeuvre finit d'ailleurs par toucher tous les secteurs.

Quand le nombre d'actifs diminue, dans un premier temps le chômage baisse -c'est en grande partie ce qui explique le miracle allemand de ces dernières années- mais à terme il se crée un manque de personnes pouvant remplacer les partants, et ce manque peut entraîner un grippage dramatique de l'économie.

Enfin une chute massive de population oblige à résoudre un grand nombre de problèmes pratiques inédits: occupation de l'espace (que faire des villes ou immeubles sous-habités et qui se dégradent fatalement?), consommation en baisse, chute du PIB, dérèglement de l'économie, etc.

Un aspect plus subtil est aussi l'impact du vieillissement sur les mentalités. Comme les hommes, les vieux pays sont moins belliqueux, moins innovants, plus frileux et conservateurs.


Politiques de prise en compte du vieillissement

Ces déséquilibres croissants sont connus de la plupart de nos dirigeants, qui l'anticipent et s'y préparent plus ou moins, en envisageant différentes options.

- Un état moins généreux

La première option, quasi universellement appliquée, consiste à rogner sur les dépenses sociales, à commencer par les retraites.

Beaucoup de pays s'orientent ainsi vers un financement par capitalisation (auto financement), et reculent régulièrement l'âge de départ.

Ce recul est fait soit de manière franche, en l'annonçant, soit de façon déguisée.

On peut en effet augmenter le nombre de trimestres de cotisation, sachant qu'on commence à travailler de plus en plus tard, ou encore changer le mode de calcul en faisant en sorte qu'il soit intenable ou très désavantageux de partir avant un âge avancé.

- Des politiques natalistes

La deuxième option c'est de jouer sur l'autre tableau, c'est-à-dire tenter d'augmenter le nombre de jeunes du pays en mettant en place une législation favorable à la natalité.

Le succès est généralement assez limité: les soirées de sexe patriotique de Singapour n'ont pas entrainé la remontée de fécondité espérée, les excellentes conditions d'accueil des enfants mises en place par les pays scandinaves ne les ont pas amenés à devenir hyper prolifiques, et les aides de Poutine n'ont pas non plus rempli les crèches russes autant qu'il le souhaitait.

Sans compter que les politiques natalistes peuvent avoir des effets pervers bien connus.

Dans mon village, il y avait des "pondeurs" professionnels, qui s'équipaient en électroménager à chaque naissance, laissant ensuite les malheureux gamins pousser tous seuls...

Une troisième option, originale, a été prise par le Japon pour compenser la perte de ses actifs.

Le pays investit plus que n'importe quel autre dans la mise au point de robots de plus en plus perfectionnés, qui seront autant d'aides mécaniques à domicile pour leurs aînés, tout en repensant l'espace public afin de l'adapter à l'âge croissant de la population.

- L'appel  à l'immigration

Mais la solution la plus souvent avancée, vantée et mise en place est l'immigration: les états choisissent de remplacer les jeunes qu'ils n'ont plus par des étrangers.

C'est d'autant plus facile que la demande est énorme.

En effet, d'une part, le différentiel entre pays riches et pauvres est élevé et surtout connu (voire fantasmé).

D'autre part les transports n'ont jamais été aussi faciles.

Et enfin la pression démographique est très forte et localisée dans des pays qui n'ont pas la capacité -ni toujours la volonté- d'absorber un nombre croissant de nouveaux arrivants sur le marché du travail.

Selon une étude de l’Organisation Internationale du Travail faite en 2013, sur 75 millions de jeunes au chômage dans le monde, l’Afrique en comptait à elle seule 38 millions, la plupart situés dans la tranche des 18-24 ans.

De même, au moment des Printemps Arabes, le taux de chômage des jeunes dans les pays du Maghreb atteignait les 30% chez les hommes et les 41% chez les femmes.

La pression est donc fatalement énorme.

Les pays développés (à l'exception précitée du Japon et de l'Asie en général) ont donc tous développé des politiques d'immigration, à tel point que depuis des années l'accroissement de la population européenne est essentiellement due à ces nouveaux arrivants.

Au premier abord, cette solution simple parait n'avoir que des bénéfices: les états récupèrent des gens qui ne lui ont rien coûté, qui arrivent dans la force de l'âge et remplacent directement les partants.

Concrètement, ça ne se passe pas du tout comme ça.

D'abord parce qu'il est illusoire de penser décorréler une immigration voulue (médecins, ingénieurs, chercheurs, diplômés, etc.) d'une immigration non voulue (non diplômés, analphabètes) et que donc on récupère fatalement un certain nombre de chômeurs inemployables qui coûteront au pays d'accueil.

Ensuite parce que c'est également faire fi de la réalité que de considérer les gens comme des pions interchangeables, chaque migrant venant avec sa culture, son background et sa façon de voir les choses, pas forcément en phase avec la société d'accueil.

La floraison de partis d'extrême droite sur l'ensemble du continent va bien dans ce sens, l'irruption de l'AFD en Allemagne juste après l'accueil massif de migrants organisé par Merkel montrant à ceux qui ne voulaient pas le voir le lien de cause à effet.

Sans compter que les démographes nous disent qu'à moins d'importer des quantités surréalistes de personnes, il est désormais trop tard pour éviter le krach démographique.


A terme, tout le monde concerné

Au final, ce phénomène de vieillissement semble être un stade normal dans le développement économique et social d'un pays, indépendamment de sa culture, de sa religion ou de sa localisation.

La Chine perd des actifs tous les ans depuis 2012. Pékin a ont même annoncé un plan de recul progressif de l'âge de la retraite, pourtant quasi inexistante pour une très grande partie du pays, et un assouplissement de la politique de l'enfant unique.

En Iran, si l'âge médian est aujourd'hui de 21 ans, la fécondité est passée de 6,8 en 1986 à 2 aujourd'hui. C'est la baisse la plus rapide et la plus forte de l'histoire de l'humanité, et dans une ou deux générations, le pays se retrouvera aussi déséquilibré que les nôtres.

En Turquie, les appels du Sultan Erdogan à faire plus d'enfants sont aussi basés sur une baisse constatée de la fécondité, qui là encore est consécutive à l'enrichissement et au développement du pays.

Le Maghreb, Tunisie en tête, est également en train de s'approcher de la fin de la transition démographique et donc du vieillissement.

Le Mexique a vu son taux de fécondité divisé par deux lors des dernières décennies.

Etc, etc.

Il semble donc que si, une fois de plus, l'Europe est à la pointe, le vieillissement de la population est une phase par laquelle le monde entier devra passer.

Les démographes pensent même qu'à la fin du XXIième siècle le nombre global de Terriens  commencera à baisser, ce qui est sans doute une bonne chose pour la planète.

En attendant nos politiques devraient s'y préparer de toutes leurs forces pour anticiper ce phénomène et faire en sorte que ça se passe le mieux possible.

jeudi 16 juin 2016

Musique(13): One-hit wonder

Dans le monde de la musique, il y a les stars, celles qui durent, qui marquent leur époque et/ou dominent et influencent leurs pairs.

A côté il y a ceux qui ont des carrières plus modestes, les espèces d'artisans de la chanson, connus ou estimés, qui tracent leur sillon sans avoir forcément les strass et les paillettes de la célébrité.

Il y a les chanteurs de niche que j'ai évoqués dans un autre post, qui font leur beurre sur un créneau bien particulier.

Et il y a les artistes dont le parcours se limite à ce que les anglophones appellent un one-hit wonder (en VF succès sans lendemain).

Je parle ici de ceux qui ont écrit ou interprété un tube ou deux qui ont parfois très bien marché, mais qui n'ont pas réussi à transformer l'essai et à poursuivre en faisant une vraie carrière, ou en tout cas n'ont jamais atteint le même niveau.

Ils furent très présents pendant l'ère du vinyle, essentiellement du 45 tours, qui court en gros des années 60 aux années 90, soit des yéyés à l'avènement du numérique.

Durant cette longue période où la musique dépendait du support, de nombreuses personnes tentaient leur chance en sortant un microsillon ou deux.

Le bouche-à-oreille lançait la machine ou non, les groupes distribuaient leurs galettes aux fins de concert, les radios pirates et associatives les jouaient... Si la sauce prenait, on en pressait d'autres et c'était gagné.

Une fois que le titre était devenu un succès, on préparait le suivant, voire l'album, en espérant que la dynamique se confirmerait.

Mais pour beaucoup, ce n'était pas le cas, et qu'ils le veuillent ou non, qu'ils aient arrêté après ou non, qu'ils aient du talent ou non, ils finissaient par être résumés à leur seul hit.

Certains en prenaient leur parti, acceptant la rente confortable que leur assurait le succès de leur vie, comme Patrick Hernandez qui dit tirer 1.000 euros par jour de son immortel (et insupportable) Born to be alive.

Certains artistes qui n'étaient pas des one-hit wonder ont aussi eu un titre "écrasant" à leur actif. C'était le cas de feu Screamin Jay Hawkins, qui vivait surtout de l'argent gagné grâce à son légendaire I put a spell on you, repris par des dizaines d'autres interprètes.

Beaucoup concevaient une grande amertume de cette situation, s'estimant broyés par ce titre cachant leur véritable personnalité artistique.

Le chanteur Hervé Vilard est dans ce cas: Capri c'est fini lui colle tellement à la peau depuis les années 60 qu'il n'a jamais vraiment réussi à percer pour autre chose malgré de multiples tentatives.

De même, Nino Ferrer conchiait Le Sud, pourtant le plus grand succès de ce grand amateur de jazz élaboré qui fit par ailleurs une carrière honorable, surtout dans les années 60-70.

Enfin certains one-hit wonder prenaient acte de leurs limites, arrêtaient tout et se reconvertissaient dans tel ou tel autre domaine, après une phase plus ou moins douloureuse, selon qu'ils y avaient cru ou pas (et dilapidé ou pas).

J'ajouterai à ma liste un autre groupe de chanteurs à un titre, celui des opportunistes, qui profitaient d'un moment de gloire ou d'une mode pour "sortir un disque" et se faire du pognon sur des titres vaguement débiles ou pompiers. Ou encore certains qui en poussaient d'autres à chanter, flairant le bon coup.

Je me souviens du disque de Denise Grey (la grand-mère de La boum) et son Devenir vieux, de We got a feeling des footeux Basile Boli et Chris Waddle, des honteuses galettes qu'on avait fait enregistrer à Jeanne Calment ou à Jordy, ou encore à des morceaux dansants reprenant des extraits de films comme Les visiteurs (ICI) ou d'émissions comme Ciel mon mardi (ICI).

Quel que soit leur parcours post-hit, ces oubliés du succès refont régulièrement surface depuis que la nostalgie est à la mode.

Leurs chansons ressortent dans des compils, des émissions les remettent sur scène, et des événements comme les tournées Age tendre, la tournée des idoles leur permettent même parfois de refaire un tour de piste.

Je me suis souvent demandé quel effet cela faisait de connaitre une gloire éphémère suivie d'une descente brutale, et j'ai souvent regardé les reportages sur ces one-hit wonder, qu'ils aient pu construire leur vie autour de ce moment ou que la suite ait été plus hasardeuse ou même franchement triste.

Quelques exemples
- Cookie Dingler - Femme libérée
- Patrick Coutin - J'aime regarder les filles
- David Martial - Célimène
- Visage - Fade to Grey

mercredi 15 juin 2016

Auteurs (8): Jonathan Coe

J'aime beaucoup l'Angleterre.

L'anglais est la première langue étrangère que j'ai apprise, et je me souviens m'être passionné pour ce que racontait la prof old school de mon collège de campagne.

L'amateur d'histoire que je suis a ensuite croisé ce pays tellement de fois que mon intérêt pour cet éternel ennemi devenu un allié/rival n'a fait que croître avec le temps.

Le fait qu'ils nous aient toujours vaincus lors de batailles essentielles (Azincourt, Trafalgar, Aboukir, Waterloo), qu'ils nous aient imposé leurs vues et lois aux colonies (Canada, Antilles, Seychelles, Mascareignes, Fachoda), qu'ils aient su noyauter puis retourner une UE dont ils ne voulaient pas provoque à la fois l'irritation et une certaine admiration.

Du coup, comme beaucoup de Français, j'éprouve pour la perfide Albion un mélange d'agacement, de frustration et de fascination.

Ce pays est également le premier où je suis allé, dès que j'ai eu mon premier salaire, pour visiter un de mes amis dans le pays geordie.

J'ai adoré ce voyage dans cette région du Royaume-Uni anti touristique au possible.

J'ai ensuite visité Londres, que je n'ai pas plus aimé que Paris, et le Yorkshire, qu'a contrario j'ai beaucoup apprécié.

Au cours de ces voyages, j'ai fait un tas de rencontre intéressantes, qui ont fini de me convaincre que malgré le poids de l'histoire nous étions aujourd'hui peu ou prou dans le même bateau, puissances déclassées et vieillissantes confrontées à une mondialisation déstabilisante et à un passé trop grand à assumer, l'Angleterre devant en plus gérer des rapports complexes et ambiguës avec la première puissance mondiale.

Des Anglais, j'aime l'humour, le nationalisme farouche -rappelons-nous la seconde guerre mondiale- l'allergie aux grandes idées (ils ont eu Hobbes, nous avons eu Rousseau) et le pragmatisme bien souvent cynique.

La théorie dite des trois cercles, théorisée par Winston Churchill, est un bel exemple de cet égoïsme intelligent qui caractérise leur positionnement international.

Pour lui le Royaume-Uni appartenait à trois cercles: l’Europe, les pays de langue anglaise - en l’occurrence les États-Unis et les dominions "blancs" - et le Commonwealth.

Son idée était qu'aucun ne devait primer sur l'autre, et que l'indépendance britannique dépendait du maintien de cette équidistance.

C'est cette notion d'équilibre essentiel qui a poussé Londres à lutter au cours des siècles contre toute tentative d'hégémonie sur le continent, qu'elle vienne de l'Espagne, de la France (sans doute la plus longue opposition), puis de l'Allemagne, de la Russie et de l'URSS.

Pour cette dernière, rappelons d'ailleurs que Churchill était partisan de faire avancer les forces alliées le plus loin possible vers l'est. Il était bien plus lucide que Roosevelt sur la nature du régime soviétique.

Cette petite introduction me permet d'en arriver à l'auteur d'aujourd'hui, Jonathan Coe.

Ses livres dressent en effet un portrait très fouillé de l'Angleterre, peignant son évolution depuis les années 70, et décrivant la marque profonde laissée par les deux dirigeants emblématiques que furent Margaret Thatcher et Tony Blair.

J'ai découvert Coe en lisant son diptyque Bienvenue au club / Le cercle fermé. Il y racontait l'itinéraire d'un groupe de jeunes Anglais à vingt ans de distance, le premier ouvrage se terminant par l'élection de Thatcher.

Les parcours croisés de cette bande, les destins différents sont très fouillés et réalistes et j'ai beaucoup aimé.

J'ai ensuite lu l'excellentissime Testament à l'anglaise, qui raconte d'un ton corrosif l'histoire des années Thatcher à travers l'ascension d'une famille cupide et sans scrupules. Avec un humour ravageur, Coe montre la violence des réformes engagées par la dame de fer, et l'on sent bien de quel côté il est.

Enfin j'ai plus récemment lu La vie très privée de Mr Sim, portrait d'un quinqua à qui rien ne réussit et qui par le biais d'un voyage initiatique va finir par se découvrir et faire la paix avec lui-même.

J'ai trouvé plusieurs points communs à toutes ces oeuvres.

La première c'est que le héros y est généralement un loser qui subit les événements plutôt qu'il ne les vit, prisonnier d'un destin qui le dépasse.

Ses antihéros ont tous un sens de l'humour bien particulier, une sorte d''auto dérision un peu masochiste qui peut parfois les rapprocher de Houellebecq, même s'ils sont sans doute un peu moins asociaux et désespérés.

Et il y a donc le portrait de l'Angleterre, de l'impressionnante transformation de ce monde britannique depuis cinquante ans.

On croise toujours d'anciens ouvriers ou syndicalistes, des rescapés de cette culture si forte de la working class aujourd'hui laminée et remplacée par la City.

Des flashbacks montrent le temps d'avant, des monopoles d'état, des identités fortes, des rendez-vous collectifs, des gens moins individualistes et méfiants.

On est en Angleterre, mais il est facile de faire le parallèle avec la France et ce qu'il dit me parle, même s'il est plus vieux que moi d'une quinzaine d'années.

Dans un livre, il fait dire à son héros que ses parents font partie de la dernière génération de gens qui parlaient facilement à un inconnu et lui faisaient confiance a priori.

Çà m'a frappé parce que j'avais justement pris conscience de ça en Roumanie, où les personnes de l'âge de mes parents ont le même mode de pensée alors que celui-ci n'existe pas ou plus en France.

J'ai quand même trouvé qu'il était difficile de rentrer dans les histoires de Coe, qui paraissent brouillonnes au début, mais dont on comprend peu à peu la logique et les ramifications.

Il y a aussi parfois un côté "gadget" qui peut être énervant, mais c'est quelque chose qu'on trouve pas mal aujourd'hui, avec des auteurs qui utilisent des effets de police et jouent sur la mise en page.

Mais c'est tout de même toujours avec plaisir que je retrouve les univers de Jonathan Coe et son Angleterre.


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Lost...

Régulièrement l’actualité nous régale avec des histoires d’explorateurs rencontrant des communautés humaines vivant à l'écart depuis des siècles.

Il s’agit le plus souvent de peuples premiers, notamment d’Amérindiens ou d’îliens qui ignorent le reste du monde ou du moins en ont une vision très limitée.

Ces rencontres nous fascinent toujours, et les échanges avec ces personnes comme sorties d’un autre temps éveillent des sentiments contradictoires, où le mythe du bon sauvage, la crainte de corrompre et l’envie de sauver se mêlent.

Il arrive aussi que les gens en question soient "sortis" de la civilisation, qu'ils aient à un moment donné perdu, volontairement ou non, le contact avec leurs semblables et la marche du monde.

Je vais dans ce post évoquer trois célèbres exemples de ce retrait.

Les stragglers japonais

Le premier cas est celui d'Hiroo Onoda.

Ce soldat japonais avait « raté » la fin de la Seconde Guerre Mondiale et il vécut jusqu’en 1974 embusqué dans la forêt de Lubang, une île des Philippines. Avec quelques autres égarés il refusait de croire à la reddition de son pays et continuait de lutter avec obstination.

Mais avec le temps, l'un de ses compagnons se rendit, un autre mourut en attaquant des troupes philippines (en 1972!), et Onoda se retrouva tout seul.

Rien ne réussit à le convaincre que les armes étaient déposées, ni les tracts lancés d'avion, ni l'interminable attente des renforts promis, ni les missions envoyées par Tokyo, que l'existence de ces combattants embarrassait évidemment.

Au final, son ancien supérieur, celui qui lui avait dit de résister coûte que coûte, fut envoyé pour lui faire entendre raison. L'homme, reconverti depuis des lustres (il était devenu libraire) réussit à convaincre son ancien subordonné, qui retourna à la vie civile en 1974, soit presque trente ans après la fin de la guerre.

Cet étrange soldat, sans doute un peu borné quand même, fit parler de lui sur tout le globe (je me souviens d'un épisode de L'homme qui valait trois milliards où un personnage en était inspiré), et ne tira pas de gloire particulière de son étonnante odyssée, se bornant à dire qu'il avait simplement suivi les ordres en bon soldat.

Il est mort tranquille en 2014, ayant atteint l'âge de 91 ans, toujours farouchement nationaliste et après une vie bien remplie (installation à l'étranger, publication de livres sur son expérience...).

S'il est l'exemple le plus connu de ce qu'on a appelé des stragglers, il semble loin d'avoir été le seul, d'autres Japonais ayant continué le combat après la défaite.

Le dernier se rendit encore plus tard qu'Onoda.

Au passage, cela donne une idée du degré de fanatisme des troupes impériales.

Les Tristanais

Dans mon deuxième exemple, je vais parler des habitants d’une petite île de l’Atlantique, Tristan da Cunha, chef-lieu de l'archipel du même nom.

Ce caillou constitue le lieu habité le plus isolé du monde, c'est-à-dire le plus loin de toute autre installation humaine. La plus proche, l'île de Sainte-Hélène, se situe en effet à pas moins de 2.438 kilomètres.

Ce territoire volcanique fut visité par beaucoup de monde, à commencer par Tristão da Cunha, le Portugais qui lui donna son nom. Les Hollandais y abordèrent également, et les Français furent les premiers à le cartographier.

Toutefois, sa colonisation étant jugée fort peu avantageuse, du fait de sa localisation dans une zone de l'Atlantique sud particulièrement mouvementée, il fut longtemps délaissé, à l'exception d'une tentative faite à titre privé par un excentrique Américain.

Ce furent finalement les Britanniques qui s'en rendirent officiellement maitres en 1816, les rattachant à leur colonie sud-africaine et y installant des soldats.

Par cette annexion, ils souhaitaient priver Napoléon 1er de toute possibilité d'évasion de l'île de Sainte-Hélène où ils le gardaient prisonnier, et parfaire leur monopole du contrôle des routes maritimes, notamment en empêchant les Américains d'y relâcher (on sortait de la deuxième guerre anglo-américaine).

Rapidement toutefois, Londres se convainquit du peu d'intérêt de Tristan da Cunha et décida d'en rapatrier ses garnisons. Quelques hommes firent alors le choix d'y rester et fondèrent les bases de la population tristanaise.

Les premiers temps, l'archipel était une escale pour les bateaux à voile, mais la généralisation des moteurs à vapeur la rendirent peu à peu superflue, tandis que la raréfaction de la chasse faisaient également baisser les visites de baleiniers.

Puis le percement des canaux de Suez et de Panama rendit obsolètes les routes de l'Atlantique sud qu'on utilisait pour contourner les continents africain et sud américain, et avec elles la nécessité de faire relâche à Tristan da Cunha.

Tout cela fit que ces îles disparurent du monde, ses habitants développant l'autosuffisance et leur puissance de tutelle ne s'y intéressant quasiment plus.

Entre 1908 et 1918, leur isolement fut même total, aucun bateau ne relâchant dans l'archipel. Pendant ces dix ans, les Tristanais n'eurent absolument aucune nouvelle du monde extérieur, qu'il s'agisse de la Première guerre mondiale, de la grippe espagnole ou de tout autre événement marquant.

Les contacts reprirent pendant la Seconde guerre mondiale, les Britanniques se souciant de surveiller la marine allemande, mais les îliens continuèrent à rester largement à l'écart du reste du monde.

1961 marqua une rupture.

Cette année-là le volcan de Tristan de Cunha fit éruption. Le Royaume-Uni décida alors d'évacuer les habitants de l'île, qui furent transportés en métropole où ils découvrirent brutalement le monde moderne et la société de consommation.

Pour Londres, ce départ était définitif, mais lorsque quelques temps après les Tristanais apprirent que le volcan n'avait pas fait de dégâts irréversibles (la coulée s'était très vite arrêtée), la majorité d'entre eux décida de rentrer sur l'île, finissant par convaincre les autorités réticentes de les y aider.

Cette odyssée étonnante fit beaucoup parler, et le fait qu'ils préfèrent leur caillou pauvre et isolé à la civilisation moderne frappa les esprits, comme une sorte de leçon pour beaucoup de gens (le livre Les bienheureux de la désolation du toujours bon Hervé Bazin donne une version romancée de cette histoire).

Depuis cette époque, Tristan Da Cunha est raccordée au monde, et bon gré mal gré la modernité y est arrivée, avec notamment internet, la télé et la VPC de timbres postes très recherchés.

Malgré tout l'isolement reste très fort, favorisé par l'absence d'aéroport et la durée des liaisons maritimes (il n'y a que deux bateaux de transports par an pour assurer le transport de personnes avec l'extérieur, en l'occurrence l'Afrique du sud).

En conséquence, l'île vit encore de manière quasi-autarcique et s'est organisée pour l'auto suffisance, chacun des 270 habitants cumulant plusieurs casquettes et jouissant d'une sorte de statut de fonctionnaire local.

Fatalement, tous ont fini par être apparentés, et cette consanguinité semble avoir entraîné certaines maladies (comme le glaucome).

Si la base de ces gens est anglaise, les naufrages et passages de marins ont varié les origines et ils ont également des ascendances italienne et métis sud africaines par exemple.

Ce territoire, rattaché administrativement à Saint-Hélène, provoque depuis longtemps la fascination.

Malgré son insignifiance, Tristan da Cunha est ainsi citée dans beaucoup d’œuvres, de livres ou de films et la liste des candidats à une visite (au nombre drastiquement limité par les habitants eux-mêmes) ne faiblit pas.

La famille Lykov

La dernière histoire d'isolement que je vais citer est celle de la famille Lykov, dont le sort a passionné l’URSS.

Elle se composait de six Vieux-croyants orthodoxes, et son destin est étroitement lié à l'histoire de cette communauté (que j'évoque dans un vieux post).

Pour rappel, on désigne par ce nom ceux qui refusèrent les réformes du patriarche Nikon et qui pour cela furent persécutés par le pouvoir tsariste.

Désireux de fuir le monde corrompu de la civilisation, son argent, ses impuretés et ses coutumes détestables, beaucoup de membres de cette religion exigeante et pleine de rites s'enfuirent dans des coins reculés de l'immensité russe pour y créer des villages.

Mais la famille Lykov fit encore plus: au début des années 40 elle s'enfonça profondément dans un coin sauvage et isolé de la taïga sibérienne, où elle disparut purement et simplement, jusqu'à ce qu'on retrouve par hasard sa trace en 1978.

Cette année-là, en effet, une mission géologique qui survolait l'immensité inhabitée de la Sibérie eut la surprise d'y détecter un potager, puis une maison rudimentaire.

Intrigués, ils se posèrent et tombèrent nez-à-nez avec six étranges personnes, deux parents et leur quatre enfants (deux hommes et deux femmes). Ces derniers avaient largement atteint la trentaine, et jamais rencontré d'autres personnes que leur famille.

Vêtus de vêtements de leur propre composition, s'exprimant dans un russe archaïque, tous firent d'abord preuve de méfiance avant d'inviter les nouveaux venus chez eux, non sans les avoir sondés sur leurs opinions religieuses.

Le journaliste Vassili Peskov, qui les connut ensuite, raconte leur odyssée dans le passionnant Ermites de la taïga.

Ce livre décrit la mise en place de liens entre les ermites et les gens de l'extérieur, ainsi que leur découverte mutuelle.

On prend la mesure de l'inflexibilité de leur foi, qui s'exprime par d'incessantes prières, un dogmatisme très fort et un nombre de choses strictement défendues, à commencer par quantité d'aliments.

On comprend d'ailleurs que c'est cette loi divine qui leur a permis de survivre si longtemps, même si la force de caractère du père y est évidemment pour beaucoup.

On les voit peu à peu se rapprocher des géologues et du journaliste, et on se rend compte qu'il était temps que la rencontre se fasse: la dureté de la vie dans la taïga leur aurait été bien plus vite fatale sans le secours bienvenu de ces nouveaux arrivants.

L'aide du monde extérieur, certes filtrée selon les préceptes vieux-croyants, devient en effet essentiel à leur survie, d'abord par les outils et vêtements, ensuite et peut-être surtout par la chaleur et les contacts humains, encore plus après la mort rapide de quatre d'entre eux, ne laissant que le père et une fille, Agafia (sans qu'on sache vraiment de quoi les quatre autres moururent).

Sans les coups de mains et les dons des Soviétiques qui, passionnés et émus par cette histoire envoyèrent argent et cadeaux à la famille, il est clair qu'ils n'auraient pas pu faire face indéfiniment.

Lorsque le patriarche mourut à son tour, la survivante décida à l'étonnement général de rester dans son ermitage malgré la solitude totale.

Comme les Tristanais, elle tourna le dos au monde moderne pour n'en garder que ce qui l'arrangeait, et son bon sens et son intelligence marquent le lecteur comme ils ont marqué ses compatriotes, qui n'ont cessé d'écrire à la recluse et de lui envoyer de l'aide.

La fascination que les Lykov exerce a également attiré dans la taïga toute sorte de gens, certains tentant de les approcher pour les étudier, se marier, ou même les arnaquer sur une rumeur de trésor.

Il semble qu'Agafia vive encore aujourd'hui, à plus de 70 ans, toujours perdue dans sa taïga natale et satisfaite de l'être.