jeudi 4 février 2016

France-Algérie, une longue histoire (4): l'Algérie française - le temps de la conquête

Dans les trois posts à venir, je vais parler du long moment français que connut l'Algérie, qui dura 132 ans et dont les répercussions sont encore bien réelles des deux côtés de la Méditerranée.

- Une colonie par hasard

Aujourd'hui les historiens s'accordent à dire que la conquête de l'Algérie puis son exploitation eurent lieu un peu "par hasard".

C'est-à-dire qu'elle se firent en dehors d'une volonté politique de long terme ou d'un plan mûrement réfléchi, comme avaient pu l'être l'annexion des provinces de l'Est français ou les tentatives de conquête du nord de l'Italie par exemple.

Et cela même si Bonaparte avait déjà envisagé une annexion de l'Afrique du nord, notamment en envoyant le rocambolesque Vincent-Yves Boutin étudier le terrain.

En fait cette conquête fut déclenchée par le roi Charles X essentiellement pour des raisons de politique intérieure.

Les faits qui l'y amenèrent sont les suivants.

Les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes avaient coûté extrêmement cher à la France. Le pays avait du s'approvisionner à l'extérieur, notamment en achetant du blé à crédit à la province ottomane d'Algérie.

Or le paiement de cette dette se faisant attendre, le dey d'Alger s'impatientait et pressait Paris de lui rembourser son dû.

Ce qui fait qu'un jour de 1827 il convoqua le consul de France, un certain Deval, pour le relancer et, exaspéré par les manœuvres dilatoires de celui-ci et (ajouta-t-il) par des remarques offensantes, il le souffleta avec son chasse-mouche.

Cette action, à une époque où l'on ne badinait pas avec les questions d'honneur, créa un incident diplomatique lourd entre les deux pays, la France exigeant des excuses.

Elle était alors dirigée par Charles X, qui avait pris trois ans plus tôt la succession de son frère Louis XVIII.

Le monarque ambitionnait de restaurer l'absolutisme tel qu'il était pratiqué jusqu'à la chute de son autre frère Louis XVI. Pour ce faire, il avait besoin de restaurer le prestige des Bourbons et d'apparaitre comme puissant, surtout en une période où les déboires et la contestation intérieure se multipliaient.

Cet affront algérien lui sembla être l'occasion idéale pour redorer son blason, d'autant qu'une victoire qui débarrasserait la Méditerranée des pirates barbaresques qui l'infestaient et réduisaient les chrétiens en esclavage depuis si longtemps serait unanimement applaudi.

Il mit donc le dey en demeure de faire des excuses publiques et devant son refus, organisa un blocus des côtes algériennes. N'ayant pas plus de succès par cette méthode, le roi réunit alors un corps expéditionnaire, qui traversa la Méditerranée en 1830.

Au final, ce sont donc des calculs politiciens et un dérisoire coup d'éventail qui allaient justifier l'un des événements les plus importants dans l'histoire contemporaine de nos deux pays.

- Débarquement à Sidi-Ferruch

Les troupes françaises, se basant sur les études de Boutin, débarquèrent donc en juin 1830 sur la presque-île de Sidi-Ferruch, et au bout de quelques mois de bombardement et de blocus, elles prirent possession d'Alger.

Dans la foulée plusieurs autres villes, essentiellement sur la côte, furent occupées, avant qu'un changement majeur en métropole ne vienne donner un coup d'arrêt à l'avancée française.

En effet, cet été-là la révolution dite des Trois glorieuses entraina l'abdication de Charles X, qui fut remplacé par l'Orléaniste Louis-Philippe.

Ce dernier se proclama "Roi des Français", par opposition au "Roi de France" de ses prédécesseurs, renoua avec certains acquis et symboles révolutionnaires (comme le drapeau tricolore) et offrit à la France l'unique expérience de monarchie parlementaire de son histoire.

Cette crise politique eut des répercussions au sein du corps expéditionnaire, où faute d'ordres précis, il y eut un temps de flottement, avant que certains de ses chefs ne prennent l'initiative de la continuer.

- Effondrement de la régence

La Régence d'Alger était devenue très impopulaire avant l'arrivée de la France.

Elle connaissait en effet de nombreuses difficultés économiques, liées à l'affaiblissement de la guerre de course d'une part, et aux conséquences du blocus que les puissance européennes imposaient à l'empire ottoman, sa métropole, pour obliger celui-ci à accepter l'indépendance grecque.

Cette situation avait obligé ses dirigeants à prendre des mesures impopulaires, comme augmenter des impôts sur les populations alors que celles-ci ressentaient également les effets du blocus.

En conséquence, lorsque le dey chuta, tous ses vassaux berbères et arabes reprirent leur liberté et le pays redevint un patchwork de zones tribales indépendantes et rivales.

Ces révoltes (par endroits les garnisons turques furent massacrées) et cet émiettement facilitèrent la progression des soldats français. En effet, ceux-ci combattaient plusieurs ennemis qui, s'ils résistaient tous farouchement, n'offraient pas de front uni.

- L'émir d'Abd el-Kader

Cette situation changea avec l'avènement de l'émir Abd el-Kader.

Né dans l'ouest algérien, celui-ci était un musulman soufi devenu hafiz et hajj très tôt mais dont les centres d'intérêt ne se limitaient pas à la religion.

Toute sa vie, il s'intéressa ainsi à la science et aux techniques de son temps, ainsi qu'aux idées. Il rédigea ou participa à la rédaction d'ouvrages, adhéra sur le tard à la franc-maçonnerie et l'on dit aussi que sa mémoire phénoménale lui permettait de citer de mémoire les auteurs antiques.

Désigné comme chef religieux et militaire par ses pairs après la chute des Turcs, il organisa et domina peu à peu un très grand territoire, nombre de tribus se ralliant progressivement à son autorité, à la fois dans le cadre de la guerre sainte face aux infidèles et grâce à ses talents de négociateur.

Il réussit ainsi à constituer un véritable état en face des Français, qu'il s'employa à unifier, moderniser et administrer (son modèle déclaré était l’Égypte de Méhémet Ali, dont la visite l'avait marqué).

A cette fin, il travailla inlassablement à s'attacher les tribus, négocia avec les conquérants et le sultan du Maroc, joua alternativement de la force et de la diplomatie...

De 1832 à 1847, il représenta une force crédible et un ennemi redoutable pour la France, qui consolida indirectement son pouvoir en préférant l'avoir pour interlocuteur que certaines tribus.

Toutefois, au fur et à mesure du temps et des moyens engagés par Paris, il prit conscience de la disproportion des forces et de l'impossibilité de vaincre, surtout dans un contexte où les allégeances tribales étaient si fluctuantes (il aurait déclaré "Il m’eût fallu, non pas trois ou quatre ans, mais cent ans, pour être à la hauteur de l’armée française").

Il finit donc par se rendre, en posant comme condition qu'il soit réinstallé au Proche-Orient avec toute sa famille.

Dans un premier temps, la France ne tint pas sa promesse et le garda prisonnier dans différents endroits de son territoire (on peut notamment voir son portrait au château d'Amboise où il séjourna un temps).

Ce passage forcé dans notre pays le fit s'interroger sur les raisons de la conquête du sien ("ces plaines verdoyantes, ces vergers, ces forêts, ces fleuves et ces rivières ; tant d'abondance ! Quel besoin ont les Français d’occuper mon Pays, de sable et de rochers ?") et s'attacher à sa terre d'exil.

Néanmoins il resta drapé dans son orgueil, en rappelant constamment que celle-ci l'avait trahi. Cette attitude noble et intransigeante tout autant qu'ouverte (il rencontra de très nombreuses personnalités) finit par créer un courant de sympathie en sa faveur.

Et c'est ainsi qu'en 1852 Napoléon III lui accorda son dû en le laissant partir pour l'empire ottoman, où il se fixa d'abord près d'Istanbul, puis à Damas.

Abd el-Kader garda toujours une grande fidélité pour l'empereur, dont la vision de l'Algérie comme un royaume arabe associé à la France (je reviendrai plus loin sur ce point) plutôt qu'une terre à peupler lui semblait plus juste (ou moins injuste).

Une fois à Damas, où se créa un quartier algérien autour de lui et de sa suite (la Syrie compte encore de ses descendants), il s'illustra par la défense de familles chrétiennes qu'il protégea les armes à la main lors d'un pogrome, cet acte lui valant la légion d'honneur de la part de ses anciens ennemis et la sympathie générale du monde occidental.

Il mourut en 1883, après avoir consacré le reste de sa vie à l'étude, et tenu sa promesse de ne pas revenir en Algérie.

Son souvenir est resté très vivace et plutôt positif des deux côtés de la Méditerranée puisqu'il est considéré en Algérie comme le père de l'état algérien et qu'en France les dirigeants qui l'ont approché comme les chefs militaires qui l'ont combattu lui rendent quasi unanimement hommage.

C'est notamment le cas de celui qui a marqué la conquête dans le marbre et que je vais évoquer maintenant: le maréchal Bugeaud.

- La conquête de Bugeaud

Le maréchal Bugeaud fut le deuxième personnage le plus important de ces premières années de présence française.

Ce noble périgourdin qui avait fait ses armes sous Napoléon était tout d'abord peu motivé pour la conquête de cette terre dont il ne voyait guère l'intérêt.

Mais quand il obtint le soutien qu'il attendait, il s'y investit totalement, changeant la forme et l'organisation de la guerre et attachant son nom à la conquête du pays comme celui de Lyautey put l'être pour celle du Maroc.

Fort de son expérience de la guérilla anti-française d'Espagne, il créa des troupes mobiles et efficaces, et posa comme principe qu'il fallait être impitoyable pour soumettre le pays, tous les moyens devant être appliqués pour obtenir la reddition.

C'est ainsi que les villages, les récoltes et les forêts de toute région récalcitrante étaient systématiquement détruits, année après année si nécessaire et que des massacres de représailles étaient perpétrés à chaque rébellion.

Les sinistres enfumades de tribus entières piégées dans les grottes où elles s'étaient réfugiées sont parvenues jusqu'à nous et suscitèrent même à l'époque des indignations en France. Bugeaud les assumait, arguant qu'une guerre humanitaire n'était pas justifiée en Afrique, qu'elle s'éterniserait et se terminerait par la défaite.

Sa deuxième grande idée était que l'armée devait être l'âme de la colonisation. Selon lui, ses membres devaient chapeauter la mise en place, l'organisation et l'exploitation du territoire et de ses indigènes, en "maniant la charrue autant que le glaive".

Il fut ainsi l'un des instigateurs des controversés Bureaux arabes dont je reparlerai dans le prochain post.

Après avoir donné un élan irréversible à la colonisation en Algérie, Bugeaud fut remercié et remplacé en 1848.

Mais son image reste indissociable de la colonisation de l'Algérie, dont il est un peu le symbole. 

Une statue à son effigie orna Alger jusqu'à l'indépendance, et une chanson (que j'ai même entendu mon grand-père fredonner) qui parle de sa casquette est entrée dans le patrimoine.

Du côté algérien, son souvenir aussi n'est pas non plus éteint.

Dans un de ses livres, l'humoriste algérien Fellag raconte que quand sa mère voulait qu'il soit sage, elle le menaçait d'aller chercher Bitchouh. Et qu'il comprit plus tard que ce croquemitaine local n'était autre qu'une version kabylisée de notre général, Bugeaud devenant Bitchouh!

Que cette histoire soit vraie ou juste une fantaisie d'humoriste, elle en dit de toute façon long sur le traumatisme que ses méthodes engendrèrent auprès de ses victimes.

- Conclusion: 70 ans de "pacification"

Les successeurs de Bugeaud continuèrent à combattre, à "pacifier" comme on disait, soumettant lentement tout le territoire algérien à leur contrôle, et matant les nombreuses révoltes qui éclataient régulièrement, comme celle des Mokrani, qui se soulevèrent en 1871 lorsqu'ils eurent vent de la guerre franco-prussienne.

Au final, les ultimes territoires rebelles ne furent maitrisés qu'en 1902, soit plus de 70 ans après le débarquement de Sidi Ferruch.

L'Algérie fut ainsi pendant presque trois quarts de siècle une zone de guerre quasi permanente.

A ce titre elle tint toujours une place spéciale dans l'imaginaire de notre armée. Pour elle, c'était une sorte de Far West à la française, un endroit où l'on allait faire ses premières armes, tâter du terrain, faire carrière aussi.

C'est là-bas, dans la ville de Sidi bel Abbès que s'établit le quartier général de la mythique Légion étrangère et que les bataillons disciplinaires, les fameux Bat d'Af mataient les fortes têtes.

C'est aussi de là-bas que vinrent tant de mots de l'argot militaire français avant qu'ils ne passent dans la langue du pays (guitoune, barda, toubib, chouf, etc).

De plus, de par l'ancienneté de sa conquête, l'Algérie devint vite l'un des épicentres des conquêtes françaises en Afrique, un peu comme put également l'être Dakar.

Au final, on peut dire que la mise en place de la domination française en Algérie fut difficile, très longue et grosse consommatrice en vies.

Si les démographes s'écharpent sur ce qui relève de la guerre et d'autres facteurs, la chute impressionnante de la démographie indigène au 19ième siècle reste tout de même assez éloquente.

Il est bien sur difficile de chiffrer sur des événements qui eurent lieu il y a plus d'un siècle, mais le fait que certains contemporains aient prédit la disparition pure et simple des indigènes en dit long...

Dans le prochain post j'évoquerai l'Algérie française telle qu'elle se construisit lentement, en dehors de son aspect proprement militaire.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire