jeudi 18 février 2016

Etat de la France (6): Paris et le désert

Un jour, un de mes collègues, réfugié cambodgien, discutait avec l'équipe lors de la pause café.

Il racontait sur le ton de l'anecdote, une découverte de sa femme qui l'avait étonnée: dans un village où elle était de passage, les éboueurs étaient blancs.

Cette remarque un peu ridicule m'a rappelé plusieurs autres souvenirs ou situations.

Un article où la journaliste Florence Aubenas expliquait à une classe de banlieue médusée que lors de l'expérience d'immersion qu'elle raconte dans son livre Le quai de Ouistreham les précaires qu'elle avait côtoyés étaient blancs.

Un prestataire parisien en mission à Blois qui regardait la ville et ses collègues locaux comme s'il était chez les Indiens.

Un directeur versaillais parachuté à Rouen et ayant les mêmes réactions devant ses subordonnés, dont il parlait comme des gens gentils et un peu arriérés, limite folkloriques.

Enfin les innombrables articles américains qui diagnostiquent l'état de la France en regardant les arrondissements centraux de Paris.

En fait, l'expression "Paris et le désert" reste chaque jour vérifiée, que ce soit dans le pays ou à l'étranger.

Pourquoi cette focalisation sur la seule capitale? Pourquoi même Lyon, deuxième ville du pays à la taille respectable, est-elle dans l'ombre dès qu'on parle de ce pays?

La raison principale est bien sûr historique. Après la chute de l'empire romain, la France s'est construite autour du domaine royal dont le centre était Paris.

C'est de là que peu à peu la puissance a irradié dans toutes les directions jusqu'aux fameuses "frontières naturelles", de là que sont venus les ordres, les idées, les lois.

C'est à partir de là que les rois puis les républiques ont peu à peu tout centralisé, écrasant une par une les alternatives et les particularismes, qu'il s'agisse de coutumes, de langues ou de fois.

Régime après régime, Paris a gardé la même suspicion pour toute initiative locale, immédiatement suspectée d'être centrifuge, les dirigeants conservant toujours en mémoire les jacqueries, les Frondes ou les fractures à base religieuses comme les cathares ou les protestants.

En retour, c'est ici que sont venus tous les migrants, de l'intérieur comme de l'extérieur, pour tenter leur chance dans tous les domaines.

C'est ici que les élites, patiemment détectées sur tout le territoire, ont été attirées, génération après génération, écrémant les régions d'une grande partie de leurs talents.

L'ancienneté de ce mouvement est une des particularités de la France, un des plus anciens états d'Europe, et de sa capitale.

Elle le partage avec Londres, qui fut la même dévoreuse pour l'Angleterre, mais qui au contraire de Paris, est adossée à un pays bien plus densément peuplé.

En effet, quand on compare la densité de notre capitale à celle du reste du pays, et notamment à celle de certains territoires comme le Massif Central ou les Ardennes, force est de constater que l'écart est énorme.

Cela fait presque penser aux villes coloniales du type Buenos Aires, aux ex-capitales d'empires déchus comme Istanbul ou encore à Athènes, pour laquelle une histoire de domination et d'échange de populations est en cause.

Cette dichotomie est encore plus frappante quand on compare avec certains états voisins, généralement plus jeunes, comme l'Allemagne ou l'Italie. Ceux-ci sont plus équilibrés, avec plusieurs pôles, chacun moins démesuré que Paris.

Cela pose évidemment des problèmes spécifiques, dont nos gouvernants ont conscience depuis des siècles, sans qu'aucun n'ait réussi à casser cette dynamique d'hyper centralisation.

Conséquence, les problématiques parisiennes restent toujours les premières étudiées et traitées, et cachent celles des quand même 80% de Français qui ne sont pas Franciliens, en faisant des citoyens sinon de second ordre, du moins jamais prioritaires.

Un des exemples les plus marquants concerne la pauvreté et l'exclusion.

Dans les médias et les discours politiques elle est généralement associée aux immigrés des banlieues parisiennes, alors qu'elle est très présente en province, dans les petites villes ou en milieu rural.

Il est important de noter toutefois qu'en France, l'état a longtemps compensé ce décalage en opérant une redistribution massives de fonds depuis les quelques régions bénéficiaires, Île-de-France en tête (il y a aussi l'Alsace et le Rhône-Alpes), vers les régions plus déshéritées.

Beaucoup disent toutefois, comme Laurent Davezies dans son livre La crise qui vient, que cette compensation a atteint ses limites et que nous allons vers de douloureux arbitrages.

Et ce d'autant plus que le mouvement centralisateur s'accélère.

On le voit avec les emplois qui disparaissent des régions sans être remplacés et entraînent le départ des habitants vers la capitale, ou avec l'immigration, puisqu'un étranger sur deux s'installe en Île-de-France, ce qui était loin d'être le cas précédemment, notamment dans les fameuses Trente Glorieuses.

Le résultat de ces dynamiques est que de plus en plus l’Île-de-France devient un pays dans le pays. Cela m'a frappé quand je m'y suis installé.

Les gens y sont différents, les modes de vie aussi. Nous avons là un énorme bouillon cosmopolite, entassé, innovant et connecté au monde, finalement peut-être plus proche de New York ou Londres que du reste du pays.

Et cette coupure fait qu'on en arrive à toutes les anecdotes avec lesquelles j'ai commencé ce post, et à l'abondance de clichés et préjugés.

On a l'impression que pour le Francilien, qu'il soit immigré (comme on le voit avec les journalistes du Bondy Blog), bourgeois de l'ouest ou banlieusard lambda, le provincial est aussi exotique que le Burkinabé, le Népalais ou le Péruvien.

Mais bien moins intéressant, voire suspect.

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