lundi 25 janvier 2016

Pieds-noirs de tous les pays...

Depuis cet été, la crise des migrants syriens accapare les médias.

Chaque jour ou presque, on est abreuvés d'images dramatiques de tous ces gens fuyant un pays dévasté, et dont la venue pose un énorme défi à l'Europe.

Cet exil massif n'est pas le premier que connait le monde, et sans doute hélas pas le dernier non plus.

Dans ce post, je voudrais évoquer une vague de réfugiés un peu particulière, qui a parfois été très importante mais dont pour diverses raisons, essentiellement idéologiques, on parle assez peu, celles des "rapatriés".

Par ce mot, j'entends le cas bien spécifique de populations identifiées à un état mais vivant à l'extérieur de celui-ci, et qui sont obligées par l'histoire d'y "retourner", alors que le lien entre les deux est souvent devenu ténu, voire nul.

La plupart du temps, les communautés que je vais citer se composaient de descendants de migrants qui s'étaient installés sur ces terres pendant l'expansion coloniale européenne, et leur exil-retour fut lié à la fin de ces empires.


Les Pieds-Noirs

En France, le plus connu de ces groupes est celui de ceux qu'on a appelés après leur exode les Pieds-Noirs.

Ils étaient issus du mélange entre une moitié de malheureux fuyant des régions méditerranéennes trop pauvres (Italie, Espagne, Malte) et une moitié de Français, soit venus tenter leur chance, soit exilés (communards) ou réinstallés par la France (comme les Alsaciens Lorrains quittant leur terre après l'invasion allemande de 1870, ou une partie des chômeurs parisiens).

Très attachés à la France, plutôt urbains, soudés par la religion catholique et le sentiment de minorité, ils avaient développé une culture originale et un très fort attachement au pays.

En 1962, lorsqu'à leur grande stupeur l'Algérie devint un pays indépendant, la majeure partie d'entre eux "rentra" en métropole, inquiète de son futur et effrayée par les massacres perpétrés par les ex-indigènes (comme à Oran).

Le petit nombre de ceux qui décidèrent de rester pour jouer le jeu finit aussi par s'exiler devant le non respect des accords d'Evian, notamment lorsque le président Boumédiène orienta l'économie vers le socialisme et décida l'arabisation totale du pays, et devant des difficultés économiques croissantes.

A cette masse s'ajoutèrent les Juifs algériens, présents dans le pays depuis des siècles mais que l'octroi de la nationalité française par le décret Crémieux avait détaché de la masse indigène, ainsi que la moitié des harkis, ces musulmans qui avaient choisi de combattre aux côtés de la France pour diverses raisons (chantage, faim, vengeance, idéologie...) et qui craignaient, à juste titre, la vengeance de leurs compatriotes (ceux que la France désarma et refusa honteusement d'emmener en métropole connurent un sort horrible).

Au final, c'est plus d'un million de personnes, soit un dixième de la population de l'Algérie d'alors, qui arriva en France, les neuf dixièmes d'entre eux pendant l'été 1962.

Leur exil, que peu de gens avait anticipé, n'était pas prévu par les autorités, et ces malheureux furent globalement mal reçus par une population excédée par huit ans de guerre cruelle et qui ne les considérait pas toujours comme des compatriotes.

Cet événement fut un traumatisme majeur pour ces rapatriés, dont une majorité n'avait jamais traversé la Méditerranée, n'avait aucune attache en France et avait tout perdu.

Néanmoins la plupart, serrant les dents face à l'adversité, connurent des parcours remarquables, s'intégrant à la force du poignet et gardant vivace la mémoire de leur pays perdu (il faut dire que la période était économiquement favorable).

Cinquante ans après, leurs associations sont toujours florissantes, et la communauté reste suffisamment vivante pour qu'on parle de vote pied-noir, voire de lobby.


Les Retornados portugais

Le Portugal connut la plus longue histoire coloniale européenne. Commencée au siècle des découvertes, où elle connut son apogée, elle se termina en 1976, lors de la chute du régime de Salazar.

Jusqu'à ce moment-là, le petit pays avait réussi à prendre et à garder la main sur des possessions en Asie (Timor Oriental...) et surtout en Afrique, où elle contrôlait l'Angola, le Mozambique, Sao Tome et Principe, la Guinée Bissau et le Cap Vert.

Sur ces terres vivaient de nombreux colons, qui s'y étaient installés tout au long de l'Histoire, et dont le nombre crût quasiment jusqu'à la fin.

En effet, à rebours des autres puissances coloniales, le régime n'entendait pas lâcher un pouce de terrain. Au contraire, désireux de souder le pays et son Outre-Mer, il y encouragea jusqu'au bout l'installation de métropolitains, trouvant sans difficulté des volontaires parmi les masses miséreuses du Portugal de l'époque.

Et c'est ainsi que lorsque le renversement de l'Estado Novo s'accompagna de l'indépendance de tout l'empire, plusieurs centaines de milliers de Portugais y habitaient, certains depuis plusieurs générations.

Une partie d'entre eux rebondit vers d'autres cieux (notamment recrutés par une Afrique du sud obsédée par l'apport de sang blanc) mais 500.000 "retournèrent" au Portugal.

Ces Retornados n'y furent pas mieux accueillis que les Pieds-Noirs en France.

On les dissémina volontairement dans le pays, ce qui les empêcha de s'organiser, taisant leurs souffrances et les moquant plus ou moins gentiment. On leur donna le sobriquet de "tinhas", ce qui signifie les "j'avais", raillant leur nostalgie de ce qu'ils possédaient jadis.

Cet article retrace leur exode et leur arrivée dans une société portugaise qu'ils ne connaissaient pas. L'écrivain Antonio Lobo Antunes a fait de nombreux portraits de la vie coloniale, des guerres de décolonisation et de l'après tragique pour ces gens (j'ai lu "La splendeur du Portugal" et Le cul de Judas). Dans Le retour, Dulce Maria Cardoso évoque également leur histoire.


Retornados et Pieds-Noirs furent maltraités et/ou ignorés par des métropoles à qui ils rappelaient une page qu'elles souhaitaient tourner. Tels des enfants adultérins, ils étaient le souvenir vivant de ces années coloniales dont on se mettait à avoir honte après les avoir tant glorifiées.

Au traumatisme d'avoir été expulsés s'ajouta donc celui de n'être pas considérés comme des victimes, et leur ressentiment reste très fort.


Libanais et Indiens d'Afrique

La colonisation européenne entraîna des mouvements de population inédits. Parmi ceux-ci, certains peuples colonisés suivirent leur colonisateur dans leur expansion en se glissant dans les sociétés nouvellement dominées, notamment en Afrique.

Dans l'empire britannique, les Indiens tinrent ce rôle, dans les terres françaises ce furent les Libanais et les Syriens.

Dans chacun de ces deux ensembles, ils prirent en main le petit commerce et parvinrent, à force de labeur et de solidarités, à se créer des situations enviables, souvent insérés dans un espace intermédiaire entre les colons et les autochtones.

Il est intéressant de noter que pour ces deux diasporas les minorités du pays d'origine furent sur représentées. Ainsi, les Syro-Libanais candidats à l'exil se recrutaient beaucoup chez les chrétiens et les chiites, et presque la moitié de la diaspora indienne est de religion musulmane, avec une part chiite très importante.

Lorsque les puissances européennes décolonisèrent, ces communautés se trouvèrent parfois dans des situations inconfortables.

Généralement ils étaient en effet vus comme des étrangers dans les nouvelles nations en quête d'identité. Parfois on les considérait même comme les auxiliaires du pouvoir dont on venait de se débarrasser.

A ce titre, ça ne se passa pas toujours pour le mieux.

Dans beaucoup de pays, comme la Tanzanie, l'Ouganda ou le Kenya, les Indiens furent expulsés (il furent même massacrés à Zanzibar) et beaucoup de Libanais durent eux aussi prendre le chemin de l'exil quelques années plus tard.

Parmi tous ces gens, beaucoup furent donc forcés de "repartir" pour les ex-métropoles ou pour les mères patries dont eux aussi avaient perdu les références.

Pour les Libanais de la diaspora, il est à noter que le monde arabe ne fut pas plus clément. L’avènement de Nasser en Égypte s'accompagna notamment de leur expulsion, au même titre que celle de toutes les autres communautés allogènes.

Aujourd'hui les Indiens sont très présent en Afrique du sud (plus grosse communauté hors de l'Inde) et dans la Caraïbe. Ils sont même devenus majoritaires au Suriname, à Trinidad et à l'île Maurice.

Quant aux Syro-Libanais, on les retrouve dans les Antilles françaises et en Afrique francophone, surtout en Côte d'Ivoire et au Sénégal (ICI une série de reportages sur ces communautés).


Le destin de ces deux diasporas a parfois pu représenter une forme atténuée de celui des descendants de colons européens, même si au final leurs routes diffèrent.

Les deux communautés que je vais maintenant évoquer ont eu une histoire bien plus tragique


Les Allemands de l'est européen

Tout au long des siècles, des milliers de colons quittèrent les territoires allemands pour partir vers l'est.

Dans certains cas, leur installation était encouragée ou encadrée par des gouvernements qui appréciaient leurs savoir-faire et cherchaient à peupler des régions encore peu développées.

D'autres fois elle était une étape de la conquête des marches païennes de l'Europe, comme dans le cas des chevaliers teutoniques.

Mais au final des communautés allemandes furent fondées un peu partout. On en trouvait sur les territoires actuels de la Russie, de la Moldavie, de la Pologne, de la Roumanie, de la Tchéquie, des pays baltes et de la Serbie.

Elles constituaient généralement des enclaves prospères et bien intégrées, qui conservaient leur langue et leurs religions. Certaines possédaient des privilèges, comme en Transylvanie, ou même dominaient le pays, comme dans les Sudètes austro-hongrois.

Beaucoup de villes furent fondées par ces Allemands, comme Brasov-Kronstadt en Roumanie ou Klaipeda-Memel en Lituanie, et ils y furent longtemps la population majoritaire.

Lorsque Hitler prit le pouvoir en Allemagne en 1933, son projet était de réunir toutes ces communautés sous son autorité, dans un grand territoire dont il voulait rendre à terme le peuplement exclusivement allemand.

A cette fin, il lança ses troupes à l'assaut de l'est européen, recruta parmi les Allemands ethniques, les promut et spolia systématiquement les autres groupes présents, allant jusqu'au massacre quand il s'agissait de Slaves, de Juifs ou de Tziganes.

Lorsque le Troisième Reich s'effondra, et avec lui tous les rêves mégalomanes de son cinglé de maître, le retour de bâton fut catastrophique pour ces Allemands de l'Est.

En effet, tous les peuples que les nazis avaient impitoyablement attaqués et soumis à l'arbitraire le plus violent pendant leur occupation se vengèrent sur les communautés allemandes, dont 90% des membres furent expulsés de territoires où ils vivaient parfois depuis le Moyen Âge.

On estime à près de quatorze millions le nombre de ces "Volksdeutsche", pour reprendre la terminologie nazie, qui durent quitter leurs terres pour fuir, généralement dans l'une des deux Allemagne de l'époque, où eux-mêmes et leurs descendants représenteraient presque un cinquième de la population allemande en l'an 2.000.

Cette tragédie, qui constitue le plus gros nettoyage ethnique européen d'après guerre, est très peu évoquée, voire complètement tue, la culpabilité liée au régime nazi et à ses atrocités ayant mis un couvercle sur le sujet, et les souffrances de ces Allemands restent l'un des tabous les plus tenaces de la Seconde Guerre Mondiale.


Les Grecs d'Anatolie et les Turcs balkaniques

Le dernier exemple que je vais donner est une conséquence de la dislocation de l'empire ottoman.

Au début du siècle précédent, des communautés grecques existaient dans toute l'Anatolie. Elles y étaient présentes depuis des millénaires, bien avant l'arrivée des peuples turcs.

Ceux-ci, lors de l'irrésistible expansion qui les porta jusqu'aux portes de Vienne, installèrent également des colonies un peu partout sur leur passage, y compris de l'autre côté du Bosphore, notamment en Bulgarie et en Grèce.

Pour la Sublime Porte, rebaptisée Homme malade de l'Europe, le XIXième siècle fut le temps du reflux.

Un par un, les nationalismes des peuples européens sous domination ottomane se réveillèrent en effet, et révoltes et guerres de libération firent monter la pression sur Istanbul, jusqu'à l'écroulement final de l'empire à la fin de la Première guerre mondiale.

Dans un premier temps, celui-ci fut dépecé par les pays vainqueurs et réduit à un état croupion en Anatolie de l'est. Mais suite à la guerre de reconquête menée par Atatürk, la situation se rééquilibra et des négociations commencèrent entre les différents pays.

Grecs et Turcs s'entendirent alors, notamment par le traité de Lausanne, pour procéder à des échanges de population, lesquels avaient déjà largement commencé sous forme de massacres et d'expulsions sauvages.

C'est ainsi que plus d'un million et demi de Grecs quittèrent leur Anatolie millénaire pour s'installer dans les frontières de la Grèce moderne, et qu'un demi million de Turcs de l'ouest du Bosphore (dont Atatürk, né à Salonique, faisait justement partie) gagnèrent l'Anatolie.

La plupart de ces gens ne furent même pas consultés avant l'échange, et leur acclimatation fut rude. En effet, le critère de tri étant quasi exclusivement religieux, nombre d'arrivants parlaient la langue de l'ennemi, et suivaient ses coutumes et modes de vie.

Aujourd'hui, il reste des Turcs en Bulgarie, où ils représentent une minorité forte et organisée, et dans la région grecque de Thrace orientale où, conformément au traité, ils bénéficient de lois particulières, notamment de tribunaux islamiques.

Côté turc, le nettoyage ethnique a continué, des persécutions, confiscations et autres pogroms finissant par faire partir quasiment tous les Grecs qui étaient restés, notamment à Istanbul.

En 1974, cette histoire s'est répétée à Chypre.

Le régime dictatorial de la Grèce, souhaitant parfaire l'Enosis, sorte de remake grec du plan d'Hitler de réunir tous les territoires allemands (il en a existé des tas de versions: roumaine, hongroise, serbe, albanaise, etc.), fomenta un coup d'état dans l'île.

Celui-ci servit de prétexte à Ankara pour envahir le nord de Chypre, et couper l'île en deux parties homogènes et séparées par un mur, ce qui entraîna là aussi un échange de populations (suivie par ailleurs d'une installation massive de colons anatoliens).


Ces quelques exemples nous montrent bien que les vents de l'Histoire peuvent être funestes, y compris sur notre continent, et qu'au fond rien n'est définitif quand il s'agit d'identité et de territoire.

Le point commun de tous ces gens reste le déracinement et le regret de l'endroit qu'ils ont perdu. Et tous souhaitent que leur souffrance ait un nom et que le fait qu'ils aient existé soit reconnu.

A lire:
- Un article comparant les exodes des Pied-Noirs et des Allemands de l'Est

vendredi 22 janvier 2016

Reductio ad arabum

Dans nos pays le camp progressiste, du moins celui qui s'affiche comme tel et donnait le la jusqu'à récemment, s'est affirmé selon deux axes.

Le premier c'est la lutte contre le capitalisme, mais elle s'est enlisée depuis la faillite du système communiste que rien n'est venu remplacer.

Le second c'est le domaine social et sociétal, avec notamment la lutte contre les discriminations de toutes les minorités. Mais ce combat est lui aussi en train de se disqualifier.

En effet, il repose sur un postulat manichéen complètement dépassé: l'idée qu'il n'y a qu'un seul ennemi, et qu'une seule victime.

Pour caricaturer, cet ennemi est le mâle blanc chrétien occidental et capitaliste, sans nuance et quel que soit le cas considéré.

Clémentine Autain est un bel exemple de ce genre d'attitude.

Outre son tweet comparant les viols de Cologne à ceux de l'armée rouge pendant la seconde guerre mondiale, elle s'est en effet associée à Tariq Ramadan, un héritier des frères musulmans, mouvement dont le moins qu'on puisse dire est que sa vision de la femme est un peu éloignée de celle de Mme Autain.

Seulement voilà, l'islam politique recrute chez les immigrés, victimes par principe, car prolongement des masses jadis colonisées par l'ennemi naturel.

Donc d'une part ce mouvement a des excuses historiques, et d'autre part vouloir imposer à ses adeptes notre héritage et notre façon de voir les choses serait recommencer à tenter de les asservir.

Dans ce schéma binaire, il est donc impossible qu'ils aient des torts, car cela impliquerait que l'adversaire commun puisse avoir raison sur certains points.

Et du coup, on pousse le raisonnement jusqu'à dire que les attitudes déplorées ont pour cause le traitement imposé par cet adversaire commun.

Au prix d'une petite contorsion idéologique, on retombe donc sur ses pattes et l'association des féministes et des défenseurs des droits des homosexuels avec des mouvements islamistes devient possible.

Si l'on réfléchit, cette attitude est en fait l'exact pendant de celle utilisée lors de la colonisation européenne pour justifier la domination des masses indigènes.

On disait elles n'étaient pas prêtes, qu'elles étaient trop éloignées, différentes, tenues par la superstition, etc. Ce qui permettait de ne pas les traiter sur un pied d'égalité.

En fait, à rebours du vivre ensemble dont se gargarisent tous ces militants, certains étant (dramatiquement) de bonne foi, il me semble que cette vision ne fait que mettre une distance entre les gens, les renvoyer à une seule facette de leur identité.

C'est le "Reduction ad arabum", l'assignation identitaire définitive et exclusive à un aspect de la personne.

Cette assignation convient bien évidemment à tous ceux dont l'objectif politique est le repli communautaire, la constitution d'un monde fermé et parallèle au reste de la société, avec ses hommes forts, ses hiérarchies, son business aussi (et peut-être surtout).

Qu'il s'agisse de communautés religieuses, dont les musulmans est la plus médiatisée, d'identitaires européens ou de mouvements noirs à la tribu Ka, ils semblent avoir le vent en poupe.

En revanche, tous ceux, et ils ne sont pas si rares qu'on peut le penser, qui croient en notre modèle et ne réclament que d'être considérés comme individus à part entière et sans distinction, s'étouffent de rage devant ce qu'ils vivent comme une forme de condescendance, d'insupportable paternalisme.

Je me souviens d'un débat où Patrick Devidjian (de lointaine origine arménienne) expliquait que l'intégration était un processus lent et difficile et où Malek Boutih était intervenu avec colère, indiquant que la distinction lui était insupportable et que lui n'entendait pas qu'on le définisse ou qu'on le mette à distance contre son propre choix.

Quoi que l'on pense de ces personnalités politiques, je pense que c'est Boutih qui a raison sur ce point-là.

Quand je suis devenu blanc, j'ai sensiblement ressenti la même chose, cette impression d'être brutalement renvoyé à un seul aspect de ma personne, mon origine et ma couleur, alors que je suis évidemment beaucoup plus que ça.

Cette espèce de différentialisme infantilise ceux qu'elle est censée protéger, et au final ne les aide pas à prendre leur place légitime dans ce pays.

Et cette espèce d'excuse culturelle systématique peut même aller dramatiquement loin, comme lorsque l'on nie les problèmes de considération de la femme ou des autres communautés sous prétexte d'antiracisme.

L'affaire de Cologne a soulevé un peu le couvercle. A demi-mot, certains finissent par admettre que ce type de viols/attouchements collectifs n'est pas si rare en Europe et que leurs auteurs sont majoritairement de culture arabe.

Ils ajoutent bien sûr -et avec raison- que tout le monde n'est pas concerné et que le viol "indigène" existe évidemment aussi, mais selon d'autres modes opératoires.

Dans l'inexcusable, il y a aussi eu la sordide affaire de Rottherham (ICI et ICI), où des gangs pakistanais prostituèrent pendant plusieurs années de jeunes enfants anglais "de souche", bénéficiant du silence des média et de la complaisance de la police et des services sociaux, obnubilés par la crainte d'accusation de racisme.

Il me semble qu'il est grand temps d'arrêter les frais.

Ne faisons preuve d'aucune complaisance à l'égard des prétendues traditions immuables de nos immigrés, elles ne le sont pas plus que les nôtres.

Et si l'on a pu autoriser l'IVG et donner leur indépendance à nos femmes, si l'on a pu enlever à la religion catholique tout pouvoir de coercition sur nos croyants, si l'on a donné les pleins droits à nos homosexuels, c'est bien parce que c'était possible et ça reste souhaitable.

Les sociétés évoluent, les mentalités aussi, et penser que ce n'est vrai que chez les Européens c'est faire insulte au reste du monde, c'est être raciste, et c'est précipiter les victimes dans les bras d'autres partis qui ne s’embarrassent pas de tant de scrupules (cf. le score du FN chez les homosexuels).

Arrêtons de considérer les nouveaux arrivants comme des mineurs irresponsables. Ils sont nos égaux, on ne doit ni les discriminer ni les excuser.

A partir du moment où ils sont là, on doit leur donner toutes les chances possibles et enlever toutes les barrières racistes ou xénophobes à leur intégration, et l'on doit également réprimer individuellement tout ce qu'ils font de répréhensible.

Ne les dépouillons pas de leurs origines, de leurs croyances ou de leurs choix de vie privée. Laissons à chacun d'entre eux le droit d'en être maître, mais présentons-leur les règles de notre société ouverte, en leur expliquant qu'ils n'ont d'autre choix que de les respecter.

Ils doivent être convaincus que s'ils le font, la loi les protégera comme tout autre citoyen, et que s'ils ne le font pas ils devront en assumer les conséquences, comme tout autre citoyen.

C'est à ce prix que nous avons peut-être une chance d'arriver à une société plus juste et surtout moins fragmentée.

A lire, ce témoignage d'une féministe algérienne.

mardi 19 janvier 2016

Musique (11): C. Jérôme

Quand j'étais môme, C. Jérôme faisait partie des meubles.

Chanteur populaire mais pas méga star, on le voyait dans beaucoup d'émissions de télé, ses mélodies sirupeuses passaient à la radio, et tout le monde le connaissait.

Au même titre que d'autres artistes de variété qui avaient cartonné dans les années 70, on l'associait souvent à la ringardise, à une époque ridicule.

Enfant, j'avais néanmoins aimé ses ritournelles romantiques et simples, et aussi et peut-être surtout la chaleur qui émanait de l'homme, que ce soit lorsqu'il chantait ou lorsqu'on le voyait en interview, dans des émissions, etc.

Il donnait l'image d'une espèce d'artisan modeste, respectueux de son public, chaleureux et sans prétention (sa biographie va d'ailleurs dans ce sens).

A l'adolescence, je le trouvais bien sûr "commercial", pas assez rebelle, ringard, pas engagé, etc. Même si je dois reconnaitre que, dans un petit coin, le personnage me restait sympathique.

Il est mort, emporté par un cancer à la cinquantaine, quand j'ai commencé à travailler.

Les média en ont un peu parlé, et on est passé à autre chose.

Et puis curieusement, il m'est arrivé récemment de penser à lui, et de regarder quelques-unes de ses chansons sur YouTube avec un peu de nostalgie.

Les mélodies restent sirupeuses, les paroles gentillettes et gnan gnan, mais j'y retrouve une certaine émotion.

En analysant, j'ai réalisé que ce dont j'étais nostalgique lorsque je l'écoutais, c'était d'une époque bien précise de ma vie.

Et que dans le sourire de C. Jérôme, dans ses costumes nazes et ses textes un peu niais, je revoyais un monde plus naïf, plus gentil, moins cynique.

En fait, ses chansons me ramènent dans le salon parental avec toute ma famille réunie devant un vieux tube cathodique pour regarder les émissions de l'époque, souvent animées par l'indestructible (et insupportable) Michel Drucker, et dans lesquelles se succédaient les "vedettes" de la variété française, comme on disait alors: Joe Dassin, Karen Cheryl, Serge Lama, Michelle Torr, Chantal Goya, Michel Sardou, Nicolas Peyrac...et C. Jérôme.

Dans des décors de paillettes et de carton pâte, et avec une animation fleurant bon l'amateurisme, toutes venaient pousser la chansonnette en playback, l'une après l'autre ou ensemble, avec des titres le plus souvent légers et sans autre prétention que de distraire.

Un jour, il y a quelques années, mon frère aîné m'avait dit qu'il en avait marre des titres "sérieux" du rap ou du rock, des chansons engagées et des dénonciateurs, et que cette variété innocente et sucrée de notre enfance lui manquait parfois.

Depuis, la même maladie que C. Jérôme l'a emporté et je comprends mieux ce qu'il voulait dire.

Bien sûr, le monde n'était pas mieux à l'époque de la variété reine, mais ce monde-là a pour moi l'odeur de l'enfance, et le Lorrain C. Jérôme fait partie de sa bande son, avec sa joie simple et ses mots gentils.

Où qu'il soit, qu'il en soit remercié.

Écouter (si, si)
- La chanson de Bénabar Maritie et Gilbert Carpentier évoque le style d'émissions dont je parle, même si j'étais trop jeune pour me souvenir de celles des Carpentier.

Mens sana in ???

La marque d'autobronzant St-Moriz a inventé un gel en tube dont la finalité est aussi astucieuse qu'étonnante.

En effet, le fournisseur nous dit qu'elle permet de se dessiner des abdominaux, mais au sens propre puisqu'il s'agit de foncer les frontières des zones qui saillent dans le cas d'une musculature développée, de façon à donner l'impression d'un corps d'athlète quand on le voit de loin.

Au-delà de l'aspect comique de la chose, le fait que l'on vende ce genre d'artifice signifie qu'il existe bel et bien un marché, et que les hommes sont de plus en plus concernés par leur aspect physique.

Un autre symptôme de cet intérêt croissant est l'attention désormais portée au poil.

Depuis longtemps on demande aux femmes de s'épiler jambes et aisselles, et depuis quelques années ça va beaucoup plus loin puisqu'il s'agit d'être imberbe également sur les parties intimes.

Et bien cette tendance touche de plus en plus d'hommes, dont on attend qu'ils aient la peau glabre, y compris dans des endroits d'habitude plus "forestiers" comme les fesses ou le sexe.

On est bien loin des natures dont la toison faisait partie du charme, comme Burt Reynolds, Sean Connery ou James Caan dans les années 70.

D'une manière plus générale, il est désormais souhaité qu'un homme soit dandy, soigné, et aussi musclé, mais musclé de manière spectaculaire, à la super-héros.

Et comme pour beaucoup de tendances et de modes, il faut regarder du coté d'Hollywood pour comprendre.

Cet article montre comment la moitié masculine de l'usine à acteurs la plus célèbre du monde est tombée dans le même traquenard que les femmes: ils sont de plus en plus réduits à un physique.

Tout comme on demande depuis longtemps aux actrices d'avoir des seins parfaits (la mode de l'hypertrophie des années 90 ayant tendance à retomber), de longues jambes, pas de rides et un certain type de nez, on exige des hommes qu'ils soient massifs, avec le fameux "six packs", et qu'ils aient une peau lisse et bronzée.

Et cette pression, pas si nouvelle mais de plus en plus marquée, entraîne les mêmes dérives que pour l'autre sexe, entre le recours à des produits dangereux de type stéroïdes, la chirurgie esthétique et les troubles alimentaires de plus en plus fréquents chez les hommes.

On en voit en effet de plus en plus, jeunes et moins jeunes, qui suivent des régimes en permanence, abusent de la planche de musculation et finissent par être complètement obsédés par leur corps.

Au fond, le gel de départ de ce post ne fait que surfer sur ce mouvement en proposant une version cheap et édulcorée des tablettes de chocolat à ceux qui n'ont ni le temps, ni le courage, ni le potentiel pour devenir ces Musclor en herbe.

En tout cas, cette tendance générale en dit long sur notre société, où l'apparence physique prend (ou garde) une importance très grande.

Et la panoplie de moyens à disposition augmente encore la pression, tout comme l'idée communément admise qu'on est responsable de son destin et qu'il suffit d'un peu de volonté pour être beau selon les canons du moment.

En conclusion, on se rend compte que si l'égalité des sexes a effectivement progressé, elle se fait dans un sens qu'on n'avait pas forcément souhaité ou prévu: la pression sur le physique pour les femmes ne baisse pas, mais en revanche elle augmente pour les hommes.

Bref, nous progressons à grands pas...

mercredi 13 janvier 2016

Musique (10): Starshooter

En France le rock a toujours eu un complexe d'infériorité.

L'avis ironique de John Lennon qui aurait dit "Le rock français c'est comme le vin anglais" semble en effet partagé par un grand nombre de musiciens français.

Néanmoins, avant l'ère du rap, c'est cette musique qui fut la BO de la jeunesse française, génération après génération.

Cela commença dans les années 60 par des copies en VF des modèles anglo-saxons, les fameux yéyés. Puis on eut des mélanges variété-rock dans la pénible décennie 70 avant d'arriver à la période punk.

Ce moment fut crucial pour la scène française, qui sembla d'un seul coup se décomplexer, recyclant la rage et la philosophie Do It Yourself (ou "dites-le en trois accords") venues d'Outre-Manche en les mixant avec notre propre tradition de chanson engagée.

Apparurent alors des dizaines de groupes, plus ou moins bons et plus ou moins éphémères, qui tentèrent de trouver leur place sur un marché quasiment inexistant et complètement snobé par les pouvoirs publics.

Parmi eux il y eut bien sûr Téléphone, qui devint un véritable phénomène national.

Il y eut également Trust, un groupe qui tirait plus vers le hard rock et se réclamait d'AC-DC (il eut son heure de gloire avec l'anathème Antisocial).

Et enfin il y eut Starshooter.

Ce quatuor lyonnais, dont les membres avaient pris des pseudonymes colorés (Kent Hutchinson/Cockenstock à la guitare et au chant, Jello à la guitare, Mickey Snack à la basse et Phil Pressing à la batterie) eut une carrière courte mais marquante.

Entre 1977 et 1981, ils sortirent pas moins de quatre albums ainsi que de nombreux singles, à commencer par le fameux Betsy Party, dont le très grand succès porta un temps le groupe au même niveau de popularité que Téléphone.

Le parcours de ces deux formations divergea toutefois très vite, Starshooter quittant progressivement le top au fur et à mesure que leur musique évoluait et que le malentendu qui en les avait étiquetés comme punks se dissipait. Ils finirent par se séparer en 1981, après une dernière tournée.

J'ai entendu parler d'eux longtemps avant de pouvoir les écouter.

Je pense que la première fois c'était dans la chanson L'auto stoppeuse de Renaud ("Alors pour détendre l'atmosphère qu'était très punk / J'mets une cassette de Starshooter sur mon Blaupunkt").

Ensuite je les vis fugitivement dans le numéro que Culture rock, cette géniale émission de M6 que j'essayais de ne jamais rater, consacra au rock français.

Enfin, chaque livre sur l'histoire du rock hexagonal que j'ai ouvert faisait un petit détour par eux.

Malgré cette notoriété, j'ai mis énormément de temps avant de réussir à les écouter.

En effet, comme tant d'autres groupes de cette époque (Métal Urbain, Bijou, Marie et les garçons...), ils n'avaient pas accès aux grands media contrôlés par l’État (la libéralisation de la bande FM n'eut lieu qu'après l'élection de François Mitterrand), et ils durent composer à la fois avec l'absence d'une vraie scène rock française organisée (pas de salles, pas de festivals, etc.) et avec le désintérêt de la plupart des majors.

Du coup, tous ces artistes eurent bien souvent des carrières très courtes, et les rares traces discographiques de leur passage se sont longtemps résumées à quelques vinyles sommeillant dans les recoins et jamais réédités.

Comme le disait leur chanteur Kent, qui a depuis réussi une carrière honorable en solo, pendant de longues années tout se passa comme s'ils n'avaient jamais existé.

Heureusement une compil finit par sortir, et je pus enfin l'emprunter à la médiathèque et les écouter.

Énervés est le mot qui me vient spontanément à l'esprit quand je pense à la musique rythmée et rageuse de Starshooter.

En effet, l'impression qui se dégage de leur écoute est celle de gens qui ont des comptes à régler et une rage débordante, voire un petit côté hystérique, impression renforcée par la voix haut perché et presque enfantine de Kent.

Au niveau musical, cela va d'un rock minimaliste très speed avec force guitares jusqu'à des titres plus élaborés, où la basse est mise en avant et où diverses influences viennent se greffer: un peu de reggae, un peu de Disco/New Wave, des percussions ethniques, etc.

Côté textes, les thèmes abordés sont variés.

Beaucoup de critiques de la société: racisme, consommation, service militaire (encore un sujet à l'époque), télévision, travail aliénant...

Beaucoup aussi sur la vie adolescente, avec ses fêtes, son ennui, sa musique, ses révoltes, ses besoins d'argent.

D'autres morceaux sont plus comiques, certains racontent des anecdotes plus ou moins sordides (fugue qui se termine mal, chantages à la photo sexy, prise d'otage...).

Il y a aussi quelques reprises surprenantes, de Gainsbourg, des Beatles ou d'Aznavour.

Enfin dans beaucoup de morceaux il y a un côté petit-coq-planté-sur-ses-ergots très net, avec des compositions un peu branleuses, voire carrément macho ou homophobes (35 tonnes, Pin up blonde, A toute bombe, le summum étant le titre anti féministe Macho).

Le décalage entre cette prose, la voix aigrelette et le physique fluet, voire gringalet, de Kent rend ces titres assez marrants.

En tout cas, je comprends pourquoi Starshooter a marqué, et il reste de leur courte aventure des titre sympathiques, à l'énergie communicative, et le souvenir d'une époque où le rock fut (ou du moins sembla être), de ce côté-ci de la Manche aussi.

Écouter:
- Un reportage télé sur Starshooter
- Betsy party, le single par lequel tout a commencé
- Louis Louis, un hommage loufoque à l'aviateur Louis Blériot
- Le poinçonneur des lilas, reprise survitaminée du célèbre titre de Gainsbourg
- Touche-la, titre surréalistiquement beauf et explosif
- 35 Tonnes ou les routiers c'est l'aventure


mardi 12 janvier 2016

Tête de turc

Dans toutes les communautés et tous les groupes organisés dans lesquels je suis passé (école, armée, internat, service...) il y avait au moins une tête de turc, un souffre-douleur, un type à l'écart, ostracisé par les autres, voire carrément persécuté.

C'était tellement systématique que j'ai fini par me dire que c'était inévitable, une sorte de règle de notre espèce.

Dans tout groupe constitué existe une hiérarchie, plus ou moins stricte.

Il y a le leader, qui domine l'ensemble des membres.

Il y a ses faire-valoir, ceux qui sont proches de lui et récupèrent et profitent un peu de son aura.

Il y a ensuite les membres intermédiaires, souvent le plus grand nombre.

Et tout en bas, il y a la tête de turc.

Celui-là sera dominé par l'ensemble des autres, ces derniers vont s'amuser, s'affirmer ou passer leurs frustrations à ses dépens. Il sera identifié comme celui vers lequel les intermédiaires détourneront les coups pour ne pas perdre leur rang, et sa persécution sera finalement garante de la cohésion du groupe.

La biologie nous apprend que ce triste phénomène existe également chez les animaux, notamment les loups, où le dernier échelon peut être martyrisé par le restant de la meute, elle-même très hiérarchisée puisque seul le couple dominant y a le droit de procréer.

La désignation du souffre-douleur se fait souvent au début de la constitution du groupe, à la rentrée dans le cas de l'école, au début des classes dans celui de l'armée, lors du partage des tâches dans une équipe ouvrière ou sur un projet qui se met en place, dans les premiers jours lors d'une incarcération.

Ceux qui ont goûté une fois à ce rôle savent qu'il faut vite s'imposer, repérer rapidement les rapports de force, éventuellement faire un coup d'éclat pour marquer son territoire et ne pas être l'élu.

Et lorsqu'ils ont un peu d'expérience et connaissent leurs propres faiblesses, ils cherchent souvent quelqu'un d'autre sur qui taper pour ne pas être eux-mêmes la cible, pour détourner les coups, voire pour se venger de ce qu'eux-mêmes ont pu subir.

A contrario, ceux qui ne savent pas, ceux qui sont trop confiants, ceux qui ont raté quelque chose dans leur apprentissage de la vie en groupe ou dont la faiblesse, la gaucherie ou la différence sont trop visibles se font vite avoir.

Parfois, la tête de turc détonne tellement par rapport aux autres que dès le départ cette assignation est presque une évidence: le handicapé, le tout petit, le gros, l'intello à lunettes, l'homosexuel, le fils à sa Maman, le naïf, l'étranger...

Mais dans d'autres cas un nouvel arrivant sera incapable de distinguer ce qui singularise la tête de turc du reste du groupe, dont l'élection peut n'être due qu'à la malchance, être juste une espèce de choix tacite et par défaut des autres.

Ma propre expérience m'a vite appris à les repérer.

La fille d'amis un peu bizarres, scolairement brillante et curieusement habillée n'y a pas échappé à son arrivée au collège.

Un garçon de l'école de mon fils, aux parents trop intellectuels, aux épaisses lunettes et à la démarche un peu étrange y est sans surprise lui aussi passé, etc...

Plusieurs œuvres de littérature et de cinéma parlent des souffre-douleurs.

Dans les livres il y a le Piggy du classique Sa majesté des mouches de William Golding, gros asthmatique à lunettes sacrifié par les autres enfants échoués sur l'île.

Même si peu de gens le notent, Agnan du Petit Nicolas, le malheureux chouchou de la classe (à lunettes lui aussi), entre également dans cette catégorie.

Il y a le Bruno des Particules élémentaires de Houellebecq, enfant dodu et perturbé martyrisé dans un internat soixante-huitard qui laisse les enfants s'autogérer.

Toujours à l'internat, il y a le malheureux pensionnaire de Cérémonies barbares d’Élisabeth George, lui aussi victime d'un bizutage permanent et cruel.

Enfin, la bédé Là-bas de Tronchet et Sibran brosse le portrait d'un Pied-Noir rapatrié en métropole après 1962 et que ses manières trop différentes transforment en tête de turc pour ses collègues de bureau.

Côté film on se souvient des piteux héros de Les beaux gosses de Riad Sattouf, outsiders méprisés par le reste de leur classe (même si, à part le personnage incarné par Yanis Aït-Ali, ce sont plus des losers que des têtes de turc).

Il y a aussi le soldat Lawrence, dit "Baleine" du fait de son surpoids, dans le Full Metal Jacket de Kubrick, qui finira par sombrer sous les brimades de ses pairs.

Et il y a enfin Pierre, le héros du subtil Trois huit, un ouvrier qui, en intégrant une équipe de nuit, va devenir sans raison apparente le souffre-douleur de Fred, un collègue viril, cruel et manipulateur.

La mise à l'écart et l'hostilité peuvent dériver suffisamment pour que la tête de turc devienne un bouc émissaire, c'est-à-dire qu'elle finisse par être sacrifiée, une fois qu'on l'a chargée de tous les maux: en la supprimant, on pense éradiquer les maux en question, comme lors des sacrifices religieux.

L'Histoire est pleine de cas de ce genre, qu'il s'agisse d'individus ou de groupes.

Sans aller forcément jusqu'à de tels extrêmes, l'expérience de tête de turc peut être très traumatisante et poursuivre les victimes leur vie durant, entamant leur estime de soi, entraînant névrose et dépression, ou au contraire augmentant leur dureté et les rendant eux-mêmes cruels.

Les différentes campagnes gouvernementales contre le harcèlement scolaire, bien qu'un peu dérisoires, montrent que le problème est admis, mais je doute qu'on puisse vraiment y faire quelque chose, la méchanceté de groupe faisant à mon avis intrinsèquement partie de la nature humaine.


NB: le terme "Tête de turc" viendrait de jeux que l'on utilisait jadis dans les fêtes foraines, où il fallait taper sur une tête enturbannée pour tester sa force.