jeudi 17 décembre 2015

Héritages de l'hexagone (6): culture afro-américaine

Historiquement il existe un lien particulier entre les Afro-Américains et la France.

Cette communauté née dans la douleur et à l'histoire tragique a en effet souvent regardé du côté de l'Hexagone.

Était-ce pour trouver un contre-modèle au monde anglo-saxon et à sa domination, un peu comme l'Amérique latine le fit un temps après s'être libérée de l'Espagne et avant de sombrer complètement dans le giron yankee?

Était-ce pour suivre le vieil adage qui dit que l'ennemi de mon ennemi est mon ami, la culture WASP ayant hérité de la francophobie britannique?

Toujours est-il que nombreux furent les noirs des US qui nouèrent une idylle particulière avec la France, même si celle-ci reposait parfois sur un malentendu.

En effet, l'histoire coloniale et esclavagiste française vaut bien celle de Londres ou de Washington: il n'y a qu'à regarder l'épouvantable régime de Saint-Domingue ou le code noir pour s'en convaincre.

Et si lors de la Révolution française nous avons aboli l'esclavage avant le Royaume-Uni, (1802 contre 1833), cette abolition fut partielle et resta longtemps lettre morte, finissant par être vraiment appliquée seulement en 1848.

Enfin, aux États-Unis mêmes, la Louisiane, dont la population dominante fut longtemps d'origine et de culture française, ne brillait guère par son progressisme racial. Cet état lutta d'ailleurs aux côtés des confédérés pendant la guerre de Sécession.

En fait, l'image d'une France plus égalitaire et fraternelle avec les Noirs se construisit lorsque les premiers Afro-Américains débarquèrent à Paris, lors de la première guerre mondiale.

Ils furent unanimement et très favorablement impressionnés par l'accueil qui leur fut fait, et déclarèrent y être incomparablement mieux traités que dans leur pays d'origine.

Moins contrôlés, moins humiliés, plus anonymes, ils s'y sentirent globalement mieux, loin de la stricte ségrégation qui avait cours dans leur pays.

L'armée US était d'ailleurs préoccupée par ce fait et fournit une note secrète à son homologue française, dans laquelle elle décrivait comment elle entendait que ses citoyens noirs soient traités.

Retranscrite dans la circulaire Linard (1), du nom de son auteur, elle préconisait des choses aussi sympathiques que ne jamais serrer la main d'un officier noir ou partager sa table, et sa présentation à l'Assemblée nationale suscita une indignation unanime.

Les soldats noirs furent par ailleurs honorés et leur bravoure reconnue, certains recevant même la croix de guerre française, comme Harold Keith Johnson.

Bien entendu, il ne faut pas s'imaginer l'égalité, la France avait à l'époque un empire colonial où les Noirs étaient des sujets inférieurs, mais l'image qu'en gardèrent les Afro-Américains était éminemment positive en comparaison avec ce qu'ils vivaient au quotidien.

Par la suite, on assista même à l'installation de plusieurs d'entre eux en France, à Paris essentiellement, où certains firent de brillantes carrières, souvent impensables dans leur pays.

Cette tendance se perpétua dans le temps. On se souvient de Joséphine Baker, tellement francophile qu'elle entra dans la Résistance pendant l'Occupation, mais il y eut aussi Chester Himes, dont la carrière commença de ce côté-ci de l'Atlantique, Nina Simone, Sydney Bechet, Screaming Jay Hawkins, James Baldwin et tant d'autres.

Et en retour la France fut inspiratrice de certains éléments de la culture des noirs d'Amérique.

Le premier exemple que je donnerai concerne les Black Panthers.

Cet emblématique groupe armé qui prônait la prise en main des noirs par eux-mêmes et par tous les moyens fit beaucoup de bruit dans les années 60, et le béret qu'ils choisirent pour leur uniforme le fut en référence à la Résistance française.

Et puis plus récemment, il y a...le cognac.

Cet alcool bien de chez nous et dont l'exploitation est enracinée dans les Charentes est en effet le spiritueux chouchou de la communauté afro-américaine, et plus particulièrement celui des rappeurs.

Ceux-ci s'y attachèrent à partir des années 90, et cette boisson a fini par symboliser une forme de cool et une façon de se démarquer de la consommation du blanc moyen (l'ironie étant que les Français ne boivent plus guère de cognac !).



(1) Le texte de la circulaire Linard (je ne suis pas sûr de la source)

"Mission militaire française près l’Armée Américaine

7 août 1918

Au sujet des troupes noires américaines

I. Il importe que les officiers français appelés à exercer un commandement sur des troupes noires américaines, ou à vivre à leur contact, aient une notion exacte de la situation des nègres aux États-Unis. Les considérations exposées dans la note suivante devraient donc leur être communiquées, et il y a un intérêt considérable à ce qu’elles soient connues et largement diffusées ; il appartiendra même aux autorités militaires françaises de renseigner à ce sujet par l’intermédiaire des autorités civiles, les populations françaises des cantonnements de troupes américaines de couleur.

II. Le point de vue américain sur la « question nègre » peut paraître discutable à bien des esprits français. Mais il ne nous appartient pas à nous Français de discuter ce que certains appellent un « préjugé ». L’opinion américaine est unanime sur la « question noire » et n’admettrait pas la discussion.

Le nombre élevé de nègres aux États-Unis (15 millions environ) créerait pour la race blanche de la République un danger de dégénérescence si une séparation inexorable n’était faite entre noirs et blancs.

Comme ce danger n’existe pas pour la race française, le public français s’est habitué à traiter familièrement le « noir », et à être très indulgent à son égard.

Cette indulgence et cette familiarité blessent profondément les Américains. Ils les considèrent comme une atteinte à leurs dogmes nationaux. Ils craignent que le contact des Français n’inspire aux noirs américains des prétentions qu’ils considèrent comme intolérables. Il est indispensable que tous les efforts soient faits pour éviter d’indisposer profondément l’opinion américaine.

Bien que citoyen des États-Unis, l’homme de couleur est considéré par l’Américain blanc comme un être inférieur avec lequel on ne peut avoir que des relations d’affaires ou de service. On lui reproche une certaine inintelligence, son indiscrétion, son manque de conscience civique ou professionnelle, sa familiarité.

Les vices du nègre sont un danger constant pour l’Américain, qui doit les réprimer sévèrement. Par exemple, les troupes noires américaines en France ont donné lieu à elles seules à autant de plaintes pour tentatives de viol, que tout le reste de l’armée, et cependant on ne nous a envoyé comme soldats qu’une élite au point de vue physique et moral, car le déchet à l’incorporation a été énorme.

Conclusion

I. Il faut éviter toute intimité trop grande d’officiers français avec des officiers noirs, avec lesquels on peut être correct et aimable, mais qu’on ne peut traiter sur le même pied que des officiers blancs américains, sans blesser profondément ces derniers. Il ne faut pas partager leur table et éviter le serrement de main et les conversations ou fréquentations en dehors du service.

II. Il ne faut pas vanter d’une manière exagérée les troupes noires américaines surtout devant les Américains. Reconnaître leurs qualités et leurs services, mais en termes modérés conformes à la stricte réalité.

III. Tâcher d’obtenir des populations des cantonnements qu’elles ne gâtent pas les nègres. Les Américains sont indignés de toute intimité publique de femme blanche avec des noirs. Ils ont élevé récemment de véhémentes protestations contre la gravure de la « Vie Parisienne » intitulée « L’enfant du dessert » représentant une femme en cabinet particulier avec un nègre. Les familiarités des blanches avec les noirs sont du reste profondément regrettées de nos coloniaux expérimentés, qui y voient une perte considérable du prestige de la race blanche. L’autorité militaire ne peut intervenir directement dans cette question, mais elle peut influer sur les populations par les autorités civiles."

Début : Héritages de l'hexagone (1): introduction
Précédent: Héritages de l'hexagone (5): Japon, lunettes et mangas

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