vendredi 4 septembre 2015

Réflexions sur la démographie (4): la transition migratoire

Je vais reprendre aujourd'hui ma série d'articles sur la démographie, en évoquant un phénomène qui a touché de nombreux pays ces dernières années et que par facilité j'appellerai "transition migratoire".

Je dis par facilité parce que si j'ai croisé ce terme dans certains articles il n'est pas vraiment reconnu.

Grosso modo, il s'agit d'appliquer le modèle de la transition démographique aux flux migratoires touchant un pays: pour la transition démographique, on s'intéresse aux évolutions de ses taux de natalité et de mortalité, pour la transition migration, on s'intéresse à ses flux d'immigration et d'émigration.

Pays d'immigration / Pays d'émigration

Sur le plan migratoire, on divise généralement le monde en deux types de pays.

D'un côté les pays d'émigration, dont les ressortissants partent pour aller trouver du travail, une vie meilleure, voire simplement pour rester en vie, comme on peut le voir tous les jours dans le tragique cas de la Syrie.

De l'autre les pays d'immigration, c'est-à-dire ceux dans lesquels arrivent ces migrants, parce que la situation économique ou politique y est plus favorable, parce qu'ils sont proches, pour des raisons historiques, etc.

En Europe, les pays de l'Est sont généralement dans le premier groupe, et ceux de l'Ouest dans le second.

La démographie d'un pays est forcément modifiée par ces flux, qu'ils aient lieu dans un sens ou dans l'autre. Un pays qui perd des habitants voit sa croissance démographique baisser ou devenir négative, et un pays d'accueil voit la sienne renforcée.

Mais une situation démographique peut également être l'une des causes de départ des gens.

Les habitants d'un pays à forte fécondité et au territoire limité auront plus facilement tendance à partir que ceux dont la population est clairsemée et vieillissante.

Malte ou Haïti ont donné longtemps des migrants car la population n'avait pas assez de terre et beaucoup d'enfants.

C'est vrai aussi à l'intérieur d'un pays (en France, la Bretagne était dans le même cas et a longtemps envoyé ses enfants ailleurs dans le pays).

Toutefois le principal facteur de départ ou d'arrivée est le niveau de vie et l'environnement socio-économique et politique du pays.

On le voit notamment avec le Royaume-Uni qui, bien que déjà très densément peuplé, attire bien plus de migrants que l'Argentine ou la Russie, pays bien plus généreux en termes d'espace.

Quatre phases migratoires

On peut distinguer plusieurs phases dans l'histoire migratoire d'un pays.

- Phase 1. Le pays est traditionnel, pauvre, rural, et enclavé. Le niveau de vie y est bas, mais les gens y restent, la société étant suffisamment solide, communautaire et isolée pour exclure l'envie ou l'idée de départs massifs.

- Phase 2. L'équilibre traditionnel est rompu. Cela peut être à cause d'une famine, d'une guerre, d'une exiguïté des terres, d'une conquête. Une échappatoire est alors nécessaire, soit pour occuper le trop plein d'hommes, soit pour trouver des moyens d'échapper à la misère.

Les gens commencent à partir, des routes migratoires se mettent en place, certains membres de la communauté "se sacrifient" pour faire vivre ceux qui restent.

Dans cette phase-là, le départ est vu comme transitoire, temporaire, on se vit comme exilé et la référence reste la communauté de départ, l'endroit et le groupe d'où l'on vient et auxquels on se sent encore appartenir.

- Phase 3. Le pays commence à se moderniser, à connaitre une intégration plus importante aux circuits mondiaux, avec l'apparition d'une classe moyenne, une amélioration du niveau d'éducation, une modernisation de l'économie, et un déclin du modèle traditionnel.

Lors de cette phase, paradoxalement, l'émigration s'accélère. Elle touche de plus en plus les élites du pays, grevant au passage son développement, et elle est plus souvent vécue de manière individuelle.

- Phase 4, la dernière. A ce stade, on voit l'émigration se tarir, les gens préférant et pouvant rester au pays et y vivre leur vie. Dans bien des cas le processus peut même s'inverser, et le pays se mettre à accueillir des migrants.

Comme tout modèle, celui-ci reste théorique et de nombreux aménagements sont à apporter. Les variables pouvant influer sont en effet nombreuses.

Par exemple il y a la présence, la situation économique et la politique des pays d'accueil, sensiblement différentes selon l'époque et la situation économique.

On constate ainsi qu'émigrer dans les années 60 était incomparablement plus facile qu'aujourd'hui, où les obstacles légaux sont légion, avec des pays d'accueil plus tatillons, plus exigeants et moins en forme économiquement.

Il y a aussi la politique du pays d'origine lui-même: laisse-t-il les gens partir ou non? Les états du bloc communiste avaient verrouillé leur émigration de manière très dure (pensons au mur de Berlin), tout comme comme le fait la Corée du nord aujourd'hui.

Des pays qui changent de statut

Aujourd'hui nous assistons à une accélération des processus et beaucoup de pays connaissent une situation inédite, passant de pays d'émigration à pays d'immigration, voire devenant les deux à la fois.

Prenons le cas de l'Europe du sud.

Depuis son siècle d'or, l'Espagne a donné des millions de migrants au monde, qu'ils soient partis pour l'Amérique latine, pour la France métropolitaine ou coloniale (ils ont représenté une important part des pieds-noirs de l'Algérie coloniale) ou pour toute autres destination.

Pendant encore plus de temps, le Portugal a envoyé des ressortissants dans ses colonies et ex-colonies, ainsi qu'en Afrique du sud, en Australie et dans toute l'Europe, notamment en France où ils furent longtemps la première communauté étrangère.

La Grèce a elle aussi une très longue histoire d'exil sur à peu près toute la planète, avec une présence en Orient plus forte que les précédents pays, du fait d'une proximité historique et de la longue cohabitation avec l'empire ottoman (un exemple intéressant de cette présence est le Syrien d'origine grecque Michel Aflak, co-fondateur du parti baas panarabe).

Quant à l'Italie, elle fut également une grande pourvoyeuse de migrants, sans doute la plus importante. En l'absence de colonies elle donna en effet des habitants à toutes les Amériques (en Argentine ils devinrent même majoritaires), à la France, au Maghreb colonial, etc.

Espagne, Portugal et Grèce connurent des dictatures d'extrême droite jusqu'aux années 70, puis entrèrent dans l'UE dans les années 80, bénéficiant d'une aide conséquente qui boosta leur développement.

Tous connurent à cette époque un décollage appréciable et parfois spectaculaire, se développèrent et virent leur fécondité, longtemps très élevée, baisser rapidement et brutalement (aujourd'hui aucun de ces pays n'atteint le niveau nécessaire au renouvellement des générations).

Et la conséquence de cette brutale évolution (moins de deux génération), c'est qu'ils commencèrent à devenir des pays d'accueil.

Pour construire ses autoroutes, le Portugal, dont tant de ressortissants avaient travaillé sur celles de la France, fit appel à ses anciennes colonies ainsi qu'à des habitants de l'Europe de l'Est.

Le boom immobilier de l'Espagne fut largement l'oeuvre de latino-américains, qui fuirent dans l'ex-mère patrie la crise des années 90 qui ravageait leur continent, tandis qu'Européens de l'Est et Marocains venaient travailler dans l'agriculture, la garde d'enfants et de personnes âgées.

En Italie, de nombreux Africains, Maghrébins en tête, vinrent prendre les jobs de base non pourvus, talonnés par les Albanais et des Roumains.

Quant à la Grèce, elle a vu de nombreux ressortissants des Balkans, Albanais en tête, s'installer sur son territoire pour y travailler.

Plus haut dans l'Europe, l'Irlande connut le même destin. Pays d'émigration pendant des siècles, elle se mit à accueillir de nombreux étrangers, notamment Baltes ou Polonais, pendant son euphorique phase de croissance.

Ce qui fait qu'en une décennie, tous ces pays se sont réveillés avec une part notable de leur population d'origine étrangère, un fait nouveau pour ces peuples.

Désormais, des flux qui se croisent

Ce changement de statut ne fut pas toujours bien assumé par des peuples plus habitués au départ qu'à l'accueil, surtout à partir de la tragique crise de 2008.

Celle-ci réactiva les circuits de l'exil, et ces pays devinrent à la fois des lieux d'immigration et d'émigration, certains candidats au départ pouvant d'ailleurs être arrivés lors de la phase précédente.

Ce statut de pays à la fois d'entrée et de sortie semble être maintenant le lot de la plupart des pays périphériques à l'Union européenne, ainsi que celui de ses derniers entrants et/ou de ceux qui se trouvent sur une zone frontière.

Au sein de l'UE, Malte a du accueillir un grand nombre d'Africains, et Canaries ou Baléares font figure de véritables zones de transit.

Les POM COM français sont aussi dans ce cas: des Comoriens tentent chaque jour leur chance à Mayotte, des Brésiliens, Surinamiens et autres Sud-Américains en Guyane, des Haïtiens en Guadeloupe, Martinique et à Saint-Martin...

La Grèce, dont le territoire est plein d'équivalents de Lampedusa, connait aussi un afflux permanent de candidats à l'exil, ce qui n'est pas sans lien avec l'ascension du parti fascisant Aube dorée.

La Pologne est devenu un autre théâtre de ces croisements de personnes. Grosse fournisseuse de candidats au départ, notamment pour l'Allemagne, elle a compensé le manque de ressources humaines en recrutant des Ukrainiens ou des Biélorusses.

En Roumanie, ce sont des Ukrainiens également, mais aussi des Moldaves et même des Chinois qui viennent compenser le départ massif des jeunes du pays.

On observe le même phénomène dans l'étranger proche de l'Europe, notamment dans les pays du Maghreb et la Turquie.

Tous connaissent des problèmes structurels persistants et/ou des conflits sur leur sol (question kurde en Turquie, problème de terrorisme résiduel au Maghreb, problème sahraoui au Maroc), leur transition démographique n'est pas complètement achevée et leur retard de développement loin d'être rattrapé.

Ils sont donc encore des pays d'émigration, même s'ils sont plutôt dans la troisième phase décrite plus haut.

Néanmoins, ils accueillent en même temps un nombre de migrants de plus en plus important.

Ceux-ci arrivent souvent avec l'idée de gagner l'Union européenne et, se retrouvant bloqués, finissent par s'installer durablement (et je ne parle même pas de la question tragique des réfugiés post printemps arabe).

On a ainsi constaté que la zone sahélienne du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie se peuple de noirs venus de toute l'Afrique, transformant le visage de ces pays longtemps fermés, parfois à leur grand désarroi ou colère.

Quant à la Turquie, elle voit transiter sur son sol des migrants de toute l'Asie et des réfugiés de tout le Moyen Orient, sans compter les turcophones venus tenter leur chance chez le champion de leur famille ethno-linguistique ou les Caucasiens qui y travaillent.

Hors de l'Europe, les exemples sont également nombreux.

Sur ce même principe de zone de transit, le Mexique voit s'établir dans ses villes nombre de Sud-Américains piégés devant le Rio Grande.

En Afrique, on voit la Cote d'Ivoire accueillir des Burkinabés, le Congo Brazzaville des habitants du Congo démocratique, l'Afrique du sud des habitants de tout son voisinage. En même temps, chacun de ces pays reste pourvoyeur en candidats à l'exil.

Et en Asie, il y a bien évidemment la Chine, dans laquelle se pressent des businessmen de tous les continents alors que des millions de gens continuent d'en partir.

Conclusion

Avec le temps, on constate que les mouvements de populations du monde s'accélèrent, que les zones isolées se raréfient et que les dynamiques migratoires sont de plus en plus complexes et imbriquées.

Ces effets domino modifient profondément le paysage culturel, économique et historique des zones concernées, et contribuent à l'accroissement de l'interdépendance des états, tout en occasionnant d'importantes frictions.

Le retour à l'identité qui se produit en parallèle à peu près partout est l'illustration de cette peur du changement et d'un monde qui bouge plus vite que jamais.


A lire sur le sujet:
- Sur les migrants en Algérie ICI et ICI
- Sur les Africains de Chine ICI
- Sur les migrations en Turquie ICI
- Sur les migrations entre les deux Congos ICI
- Sur les migrations vers l'Afrique du sud ICI

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