lundi 29 juin 2015

Mort du petit commerce et désertification

Durant de récentes vacances, je me suis retrouvé dans la petite ville -ceux qui viennent de "vraies villes" diraient village- où j'ai passé mes années lycée et où ma famille allait régulièrement s'approvisionner.

Nous étions en semaine et l'endroit m'a paru réellement sinistre, avec ses rues désertes et surtout le très grand nombre de magasins fermés qui donnaient au centre ville des allures de ville champignon.

Tout de suite j'ai bien entendu pensé exode rural, vieillissement de la population, malaise agricole, etc.

Et puis je me suis rappelé que dans la banlieue parisienne de la petite couronne où je suis installé pléthore de magasins sont également fermés sans être forcément remplacés. La région est pourtant très dynamique, peuplée et jeune.

J'avais également constaté ce phénomène dans la banlieue où je vivais précédemment, celle-ci collée au périphérique parisien, bien plus bâtie et encore plus densément peuplée.

Les causes ne sont donc pas si simples pour expliquer la fermeture des commerces dits de proximité.

En fait, ce phénomène s'est passé en plusieurs étapes.

Première évolution: les supermarchés, les chaines et les zones commerciales

Le premier proto-supermarché parisien, un Prisunic, fut créé en 1931. Mais c'est Edouard Leclerc qui lança vraiment la machine lorsqu'à l'aube des années 50 il ouvrit le premier magasin à son nom.

L'idée (importée des US) était simple mais révolutionnaire. Il s'agissait de regrouper dans un même espace l'ensemble des produits offerts par les magasins de détail et de laisser l'usager se servir lui-même.

Le succès fut foudroyant. Ce regroupement permit de faire baisser les prix, de réduire le temps consacré aux courses et de donner la main à des consommateurs toujours plus avides de gagner du temps.

Le développement de la civilisation automobile et de l'architecture fonctionnelle qui séparait zones de travail, zones d'habitation et zones de commerce accéléra le mouvement.

On se rendit bientôt en voiture dans des supermarchés situés hors des villes, de plus en plus grands, avec d'immenses parkings et des offres de plus en plus importantes et variées. De l'alimentaire à l'électroménager en passant par le culturel puis les services, tout se vit centralisé dans ces espaces.

Les petits magasins ne purent guère lutter. Beaucoup disparurent et disparaissent avec leurs derniers clients, souvent des personnes âgées n'ayant pas suivi le train ou pas voulu changer leurs habitudes, ou encore restées captives de leur quartier faute de moyens de transport.

Les boutiques qui voulurent survivre durent adopter diverses stratégies.

Tout d'abord, un grand nombre décida de s'installer dans les "zones commerciales", ces regroupements de magasins autour d'un supermarché, souvent situé hors des villes et sur un grand axe automobile.

Cette relocalisation avait pour but de pouvoir bénéficier des visites de consommateurs motorisées venus faire leurs courses. Quitte à s'être déplacés, la plupart des gens choisissent en effet de regrouper leurs achats.

Un autre moyen de lutte fut la franchise, qui connait un très grand développement. Il s'agit d'associer son magasin à une marque connue pour bénéficier de son image, de la mutualisation des moyens de publicité et d'achats, en échange d'une partie des bénéfices.

Ce modèle s'est tellement répandu que certaines enseignes sont présentes dans toutes les villes de Lille à Marseille et de Strasbourg à Quimper.

La troisième solution fut de se spécialiser, d'offrir un supplément, que ce soit sur une offre plus pointue ou sur un secteur donné, ou encore, comme les fameux "Arabes du coin", en restant ouvert quasiment 24 heures sur 24, misant sur cette offre d'appoint aux grandes surfaces.

Mais celles-ci contre-attaquèrent, investissant tous les créneaux, créant leurs propres marques, leurs propres chaines, leurs propres niches, etc.

Devant l'ampleur du phénomène et la grogne qu'il entrainait (le mouvement de Pierre Poujade en fut l'une des premières expressions), l’État tenta de contrebalancer cette hyper concentration.

Un coup de frein fut notamment mis sur le culturel, la mesure phare étant la fixation d'un prix unique pour les livres dans les années 80, de façon à permettre aux librairies de survivre.

Il fut également interdit aux supermarchés de s'implanter en centre ville et d'ouvrir le dimanche, traditionnellement réservé au marché.

Le résultat ne convainc guère et les supermarchés, dont la France fournit plusieurs champions internationaux (il me semble que Carrefour est même le numéro 2 mondial), continuèrent à régner sur la distribution et à gagner des parts.

Deuxième évolution: le commerce en ligne

Le deuxième tournant, sans doute le plus marquant, est lié au développement d'une nouvelle technologie: internet.

En effet, après quelques couacs de départ, dus notamment aux infrastructures et à la sécurité, la vente en ligne a explosé, dynamitant tous les canaux habituels de distribution.

Désormais il est possible de se connecter pour acheter à peu près n'importe quoi. Développement photographique, livres, chaussures, vêtements, jouets, fleurs, tout est disponible sur internet, à n'importe quelle heure, pour tous les prix et sans avoir à se déplacer.

Encore plus que les supermarchés, cette évolution finit de tuer les petits magasins qui avaient réussi à se ménager une niche.

Internet et l'ère numérique qui détruit les supports (finis les pellicules, les CDs, les magazines papier, voire les livres) ont eu la peau d'à peu près tous les photographes et les disquaires.

Les librairies accusent le coup face à la concurrence d'Amazon, les agences de voyage sont en voie de raréfaction, les ventes privées mettent un coup terrible aux magasins d'habillement où beaucoup de gens ne vont plus que pour faire du repérage avant de commander en ligne les modèles vus.

Même les supermarchés ont eux aussi pris une claque et ont du s'adapter, notamment en développant des systèmes de livraison et d'achat en ligne, surtout pour les grandes enseignes.

Nous ne sommes encore qu'au début du processus, mais la remise à plat des canaux induite par internet promet d'énormes changements et la fin de quantité de métiers, l'impact allant jusqu'à des secteurs insoupçonnés, comme la banque ou les transports (il n'y a qu'à voir la crise actuelle des taxis).

Conséquences

Il semble donc que l'évolution entamée dans l'après-guerre, à savoir la mort du commerce de proximité, se poursuive inexorablement.

Le petit magasin, à l'instar du petit cinéma, est en train de passer au rayon des souvenirs, malgré des tentatives diverses pour survivre (comme ces conciergeries où l'on récupère en soirée, à la sortie du RER, les courses commandées dans la journée).

Maintenant quelles sont les conséquences sociales de ce phénomène?

Le fait d'acheter en ligne implique que la commande soit acheminée jusqu'au destinataire.

Pour que cela fonctionne, il doit y avoir des lieux de stockage principaux et intermédiaires, avec une gestion de stock très fine et très poussée.

Il doit également y avoir des transporteurs dédiés calculant au plus court les trajets de livraison.

Ces deux secteurs font donc partie de ceux qui génèrent et génèreront des emplois, compensant tout ou partie des pertes d'emplois dans les magasins.

En revanche, je pense que cette tendance aura des conséquences sur le plan social.

En effet, les petits commerces ont une fonction autre que celle de point de vente. C'est l'endroit où se croisent les habitants d'un quartier, c'est un point d'ancrage, un lieu de rencontre et d'animation.

Comme jadis le lieu de culte ou le bistrot, les commerces font partie de ce qui maintient les gens ensemble, leur donne un esprit de quartier.

De plus, un magasin, c'est aussi un endroit où il y a quelqu'un en permanence, qui voit ce qui se passe.

Les grandes zones d'habitation urbaines désertées par les commerçants et où les gens ne se connaissent pas sont plus propices aux faits divers, à l'abandon, à l'exclusion, et il n'est pas idiot de penser que les problèmes d'anonymat et d'insécurité ont un lien avec la disparition de ces commerces.

Pour certaines personnes, âgées ou à mobilité réduite, cela peut même être une catastrophe car cette disparition les prive de leur unique source d'approvisionnement.

En zone rurale c'est parfois encore plus dramatique. La fermeture de l'unique épicerie de mon village d'origine prive bon nombre d'habitants de leur dernier lieu de vie commune.

Sans compter que l'alternative de livraison n'existe pas ou n'existera plus, les logiques de rentabilité rendant ces zones reléguées inintéressantes. Internet y est par ailleurs souvent très lent, pour les mêmes raisons de non rentabilité, ce qui renforce encore le cercle vicieux.

Conclusion

Ainsi donc, la profonde mutation du commerce à laquelle nous assistons a des répercussions sociales majeures, y compris là où on ne l'attendait pas forcément.

Elle participe à l'anonymisation des zones et à la dévitalisation des quartiers, et amplifie le phénomène de métropolisation, c'est-à-dire de concentration extrême des populations, des moyens et des richesses sur quelques zones tentaculaires, au détriment du reste du territoire.

Sans tomber dans un "C'était mieux avant", beaucoup de gens sentent confusément le manque que représente ces disparitions.

Le mouvement semble néanmoins irréversible, et il faudra bien inventer les modes de vie qui vont avec.

vendredi 26 juin 2015

Il est interdit d'interdire

Mai 1968 est une date qui ne laisse personne indifférent en France: c'est un peu la date officielle d'un véritable changement d'époque.

Cette période mythifiée est chargée de symboles, qu'ils soient repoussoirs ou emblèmes, qu'on s'y réfère comme la catastrophe ou comme la victoire, qu'on veuille la liquider, comme certains de nos politiques, ou achever l'entreprise qu'elle a commencée comme d'autres.

Je ne vais pas refaire dans ce post un point sur l'histoire de cette période, la littérature sur le sujet est plus qu'abondante et les "anciens combattants" de 68 suffisamment omniprésents dans les médias pour qu'on ne risque pas d'oublier.

En revanche, je voudrais revenir sur le vent de liberté que le mai 68 intellectuel avait provoqué, sur l'extraordinaire effervescence de ce moment-là.

En 68, on voulut en effet tout remettre en cause, tout changer et transformer, faire un Reset à l'échelle de la société.

Cette volonté de chamboulement intégral se retrouve dans les slogans de l'époque, dont certains firent date: l'affligeant "CRS SS", "Soyons réaliste, exigeons l'impossible" et "Il est interdit d'interdire".

L'habile et percutant jeu de mots que constitue ce dernier est très représentatif de ce désir de liberté totale, de la volonté de l'époque de s'affranchir des carcans de la société et de toutes les contraintes, de ce monde ancien perçu comme aliénant, perverti et à mettre à bas dans sa totalité.

La mise en pratique de cette devise ouvrit une fenêtre de liberté incroyable, et des expérimentations inenvisageables à d'autres époques furent accomplies.

Pour le meilleur et pour le pire.

En effet, la liberté comme seule doctrine est explosive, et certaines de ces expériences nous paraissent aujourd'hui inouïes ou choquantes.

Je vais donner quelques exemples de dérives ici.

L'affaire Charles Manson

Charles Manson était un gourou à la tête d'une communauté hippie, La Famille, comme il y en avait tant à cette époque de recherche frénétique de spiritualité alternative et de moyens de planer.

Comme pour les autres gourous d'alors, ses doctrines et le mode de vie de ses fidèles provoquaient un vague sourire ou affligeaient, mais on ne prenait pas tout ça très au sérieux.

Sauf que l'envers était assez sordide. Vols, trafics de drogue, théories racistes étranges (l’avènement d'une domination des noirs qu'il dirigerait), domination sexuelle...et au final l'horreur.

Manson s'avéra en effet être un véritable fou dangereux aux tendances homicides: lorsque avec ses fidèles il assassina dans des circonstances affreuses Sharon Tate, la compagne enceinte du cinéaste Roman Polanski, le masque tomba.

Après un retentissant procès, il fut condamné à la prison à perpétuité. Il vit encore aujourd'hui et semble toujours aussi cinglé (il a notamment une croix gammée tatouée sur le visage).

Dans la culture populaire, il est devenu l'archétype du monstre sadique et un symbole particulièrement glauque de la dérive sectaire d'une partie des mouvements hippies qui n'ont pas su gérer la fin de partie.

(Pour l'anecdote le chanteur Marylin Manson a choisi son pseudonyme en mariant deux icônes américaines: celles du sex symbol et du serial killer).

Les avatars sordides de la révolution sexuelle

L'autre exemple, le plus emblématique de ces années-là plonge ses racines dans la révolution sexuelle.

Cette dite révolution reposait sur l'idée que le couple, la fidélité, les sentiments amoureux étaient des valeurs bourgeoises dépassées.

Le sexe était une fin en soi, il fallait laisser libre cours à ses désirs, changer de partenaire, "jouir sans entraves". Certains intégraient même cet élan à la politique et au marxisme, faisant de l'orgasme un acte révolutionnaire et engagé...

Aujourd'hui beaucoup dénoncent finalement la révolution sexuelle comme une supercherie, soulignant le remplacement du sexe réprimé par l'orgasme obligatoire et le fait que le choix des partenaires était toujours là et toujours aussi injuste (en gros, les beaux baisaient plus et avec qui ils voulaient).

Quoi qu'il en soit, cette atmosphère donnait une liberté de ton assez inimaginable aujourd'hui, dans laquelle s'engouffrèrent tout un tas d'adeptes plus extrêmes, notamment pour deux pratiques aujourd'hui condamnées mais qui ont pu alors être tolérées voire bien vues: la zoophilie et la pédophilie.

En Allemagne les relations sexuelles avec des animaux furent légalement autorisées jusqu'à une date récente, et ses adeptes se sont organisée dans la très sérieuse ZETA (Zoophiles Engagement für Toleranz und Aufklärung), dont le responsable vit en couple avec une chienne berger allemand et milite contre la pénalisation qui s'annonce.

J'ai découvert cette stupéfiante info en tombant sur cet article.

Notons qu'il y eut aussi une actrice porno, la danoise Bodil Joensen, qui connut son heure de gloire avec des films dans lesquels elle batifolait avec toute sorte d'animaux. Elle eut même sa propre ferme où on pouvait la visiter et rencontrer ses "amants"...

Quant à la pédophilie, avant de devenir une pathologie répréhensible puis le Mal incarné, cette tendance était souvent vue avec bienveillance/indulgence (les Anciens ne l'étaient-ils pas?).

Comme l'homosexualité, la pédophilie pouvait même être vue comme une forme de révolte anti-bourgeoise, comme le dit Cohn-Bendit à propos de son livre, le grand bazar, dans lequel il parlait des attouchements des enfants qu'il gardait simplement pour choquer.

Et ses amateurs s'organisèrent à l'époque de la même façon que les militants de la cause gay, tentant d'ailleurs d'associer leurs deux combats.

Il y eut des journaux les défendant, des pétitions, des porte-paroles emblématiques, dont des auteurs connus et intervenant à visage découvert comme Tony Duvert ou Gabriel Mazneff.

Des débats eurent lieu, des personnalités prirent des positions dont ils ont aujourd'hui honte et une revue pédophile, Le petit gredin, parut même quelques années le plus normalement du monde, aussi incroyable que cela paraisse aujourd'hui.

Dans le même domaine, la photographe Irina Ionesco réalisa une série très connue de clichés érotisés de sa petite fille, maquillée et déshabillée de façon très sexuelle. L'enfant a maintenant grandi, intenté un procès à sa mère et fait un film de cette expérience forcément très marquante.

Aujourd'hui mai 68 et cette étrange vague euphorique s'éloignent de plus en plus. Nous sommes néanmoins tous les héritiers de cette période de bouleversements sociaux importants.

Il ne s'agit pas de rejeter en bloc tout cet héritage, mais il est important de montrer par ces exemples que les limites imposées par les sociétés ne sont pas toutes des aliénations.

Au contraire, ce sont parfois des protections.

Et les vieilles rengaines de la liberté qui s'arrête où commence celle des autres, la nécessité de la politesse, de l'effort, d'une justice formalisée, tous ces concepts qu'on avait un peu vite jetés aux orties en fantasmant sur la remise à zéro s'avèrent finalement des éléments indispensables pour une société qui fonctionne de manière civilisée.

Dommage que pour s'en convaincre certains aient du payer les pots cassés.

Lire:
- Sur la révolution sexuelle ICI.

La nouvelle guerre de Trente ans (1) - Introduction

J'apprécie de lire la presse étrangère francophone lorsque je le peux. J'ai ainsi découvert il y a quelques temps l'Orient le jour, intéressant journal libanais traitant de divers sujets.

Je suis notamment tombé sur un article qui décrivait la triste situation de l'ex-grande Syrie et qui la comparait à celle des états allemands pendant la Guerre de Trente ans. C'est cette réflexion qui m'a inspiré la série de posts que je commence aujourd'hui.

Rappel historique

On désigne par Guerre de Trente Ans une période postérieure à la Réforme protestante pendant laquelle les états qui correspondent à l'actuelle Allemagne se sont déchirés en un conflit interminable et sanglant.

Les états catholiques s'opposaient aux états luthériens puis aux états calvinistes, ces derniers s'opposant eux-mêmes entre eux, mais la religion n'était en fait qu'un aspect de l'affrontement dont il était question.

En effet, l'enjeu était également l'organisation du pouvoir et la conception de l'état. C'était aussi l'impérialisme dynastique qui luttait contre les princes locaux.

Tout au long de cette guerre, des puissances étrangères (France, Suède, Autriche, Espagne...) sont intervenues, ensemble ou successivement, en fonction de leurs propres intérêts, ajoutant à la violence et à la confusion.

Ce conflit catastrophique, dont on dit qu'il divisa la population des états allemands par deux, s'acheva en quelque sorte par épuisement des forces en présence, lorsque les traités de Westphalie vinrent officialiser les nouveaux équilibres.

Cette paix si chèrement acquise marqua la fin du rêve hégémonique d'une monarchie catholique universelle et fit comprendre à tous la nécessité d'une organisation pragmatique et équilibrée des différents états et confessions.

Avant de montrer pourquoi l'analogie avec le Proche-Orient actuel me semble pertinente, je vais faire un petit descriptif de la partie du Proche-Orient dont je vais parler.

Région concernée

La région que je vais évoquer couvre grosso modo les pays suivants: Liban, Syrie, Irak, Israël, Palestine, Jordanie et Koweït.

Elle se situe dans le prolongement de la péninsule arabique et est délimitée au nord par le monde turc, à l'est par le monde perse et à l'ouest par la mer Méditerranée.

Cette position de carrefour entre des puissances et des civilisations fortes a fait que ce territoire a subi le passage de très nombreux peuples et conquérants, qu'il a été intégré, a fait et fait encore partie de plusieurs routes commerciales et aires civilisationnelles.

Géographiquement parlant, des zones fertiles et accueillantes y alternent avec d'autres plus arides et ingrates, voire désertiques, et beaucoup d'endroits sont difficiles à contrôler (déserts, montagnes, marécages...). Ceux-ci furent au cours du temps autant de sanctuaires pour des communautés en quête de refuge.

Cet espace est de plus riche en pétrole, en Irak et au Koweït principalement, et l'accès à ces ressources le rend stratégique à l'échelle du monde.

Dernier point, mais non des moindres, c'est aussi là que sont nées les trois religions abrahamiques, ainsi que l'écriture.

En bref, on parle d'une zone de contact entre plusieurs civilisations, au très riche passé et d'une grande diversité.

Je vais maintenant lister les différentes communautés qui constitue cette diversité, pour bien en comprendre la complexité.

Les communautés

Par le terme "communauté", je désigne des peuples, des groupes religieux, et enfin des tribus.

Ce dernier niveau est très important, car les hiérarchies traditionnelles sont encore très vivantes au Proche-Orient.

L'individu n'existe que peu, on suit prioritairement sa famille, son clan, ses obligés, dont la loi prime souvent sur celles des états.

On se marie dans son groupe, on y prie (la religion y est généralement la même), on y trouve du travail, du soutien, on l'aide sans condition, parfois les armes à la main.

Et c'est prioritairement au sein de leur tribu que les dirigeants recrutent leurs fidèles, leurs fonctionnaires, leurs forces armées et les seuls soutiens en qui ils aient vraiment confiance.

- les peuples

La très grande majorité des habitants de la région est arabe. Cet espace fait en effet partie des toutes premières conquêtes des troupes de Mahomet lorsqu'il se lança à l'assaut du monde.

L'arabe y est donc la langue dominante, dans une forme plus pure qu'au Maghreb ou en Afrique noire, les traits culturels sont ceux de cette culture, et malgré les divisions religieuses, c'est un point commun très structurant.

C'est d'ailleurs au nom de cette culture que sont nés les mouvements panarabes, et le rêve porté par les élites de la région a longtemps été la création d'un grand état arabe moderne et unifié.

Et même chez certaines minorités dont les ascendances sont (ou se veulent) plus variées, comme chez les chrétiens libanais qui aiment parfois se dire Phéniciens, le fond arabe a pris le dessus.

Comme je le disais plus haut, ces Arabes se divisent en fonction de leurs origines tribales et/ou religieuses, mais certains groupes ont de plus un statut particulier.

Par exemple, les Arabes des marais en Irak se singularisent par un mode de vie original qui les a séparés du pouvoir et fait évoluer différemment.

Il y a aussi le cas particulier du peuple palestinien, qui n'a pas d'état et dont le statut reste précaire depuis la Nakba, qu'ils résident en Israël, dans les territoires occupés ou dans l'un des nombreux camps de réfugiés des pays arabes alentour. Je reviendrai sur leur histoire ultérieurement.

La première grande minorité non arabe n'a pas non plus de pays. Il s'agit des Kurdes.

Ce peuple, d'un nombre respectable (on les estime à 40.000.000 dans le monde) vit essentiellement au Kurdistan, région historique à cheval sur quatre états (Turquie, Iran, Irak et Syrie) et dans les grandes villes desdits états où d'importants groupes se sont enracinés.

Grands oubliés du découpage post-colonial de la région, ils représentent néanmoins des minorités parfois considérables, mais toujours réprimées et/ou niées.

Bien qu'ils parlent des dialectes variés et qu'ils aient des coutumes différentes, leur conscience nationale est très forte et leur rêve d'un état persiste.

Les écroulements des états syriens et irakiens leur en ont donné un avant-goût et une opportunité historique.

L'autre grand "peuple" non arabe de la région est celui vers lequel les regards du monde sont toujours tournés: les juifs israéliens.

Leur cas est un peu plus complexe: leur très grande majorité s'est installée dans la région au cours du siècle dernier, cette communauté se compose de migrants juifs venus du monde entier, y compris du monde arabe, et le pays se rattache culturellement et historiquement au monde occidental.

Enfin, il y a aussi dans cette région des communautés non arabes anciennement implantées, généralement des chrétiens comme les Grecs ou les Arméniens, mais ils sont en voie de disparition accélérée.

- les groupes religieux

La religion principale de la région est l'islam sunnite. C'est celle d'une grosse majorité des Arabes et des Kurdes.

En deuxième lieu vient l'islam chiite orthodoxe. Leurs fidèles sont majoritaires sur le territoire de l'Irak et représentent une minorité très puissante au Liban.

Du chiisme sont issus plusieurs autres courants, pas forcément reconnus comme musulmans par les autres (y compris par les chiites) mais bien établis.

Les plus connus sont les Alaouites, minorité syrienne devenue suffisamment puissante pour avoir réussi à prendre le pouvoir avec Hafez-el-Hassad et tenir le pays jusqu'au début de la guerre de 2011.

En troisième position on trouve les chrétiens. Très divisés, parfois en conflit, ils sont issus des églises les plus anciennes du monde. On l'oublie en effet parfois, mais le christianisme est né dans cette région.

Si les maronites, principale communauté chrétienne sur ce territoire et qui a longtemps dominé le Liban, semble pouvoir résister, le sort des autres chrétiens est actuellement préoccupant, sinon tragique.

Instrumentalisés par les dictateurs, ils servent de boucs émissaires dans les guerres actuelles et leur nombre est en chute libre.

Enfin, on rencontre plusieurs autres communautés religieuses ésotériques apparues dans la région et qui ont pu s'y maintenir au cours du temps.

Les druzes sont très présents au Liban mais également en Syrie et en Israël.

Les yézidis, étrange secte syncrétiste que les atrocités de Daesch ont remis sur le devant de la scène, sont présents en Irak et en Syrie.

De la grande Syrie ottomane aux mandats de la SDN puis aux indépendances

Comme je l'expliquais en introduction, les conquérants se sont succédé dans la région, chacun apportant ses colons, sa religion, son pouvoir. Je ne remonterai dans ce paragraphe qu'au découpage intervenu au 20e siècle.

Pendant longtemps les futurs états du Proche-Orient ont été réunis en une seule entité sous l'autorité du sultan d'Istanbul: pas de frontières autres qu'interne, un pouvoir musulman sunnite relativement tolérant, une circulation facilité, bref une grande stabilité.

Mais à partir du 19e siècle, quand l'empire turc commença à se déliter et à progressivement reculer, les puissances étrangères se mirent à s'intéresser aux territoires contrôlés par Istanbul et à intriguer pour l'en déposséder.

Leurs motivations étaient diverses.

L'Angleterre cherchait à contrôler toujours plus la route des Indes.

La France prenait pour prétexte la protection des chrétiens d'Orient.

L'Allemagne était désireuse d'équiper la région et de profiter de ses relations privilégiées avec la Porte pour y écouler son industrie (notamment les trains).

La Russie utilisait les minorités arméniennes pour continuer la progression historique de son empire vers le sud.

Les sionistes, tentaient d'obtenir du Sultan ottoman au moins la liberté de s'installer en Palestine pour lancer la création de leur état tant espéré.

Enfin, il y avait le pétrole.

Chacun utilisait ses alliés, poussait ses pions, manipulait sans scrupules les communautés.

Le "coup" le plus connu est le marché proposé par les Britanniques aux nationalistes arabes (notamment par l'intermédiaire du fameux Lawrence d'Arabie): ils leur garantissaient la création d'un état arabe uni en échange de leur soulèvement contre les Ottomans.

Mais en même temps ils signaient un plan de partage secret de la région avec la France: ce sont les fameux accords Skyes-Picot qui font encore autorité aujourd'hui pour les frontières régionales (toutefois largement basées sur le découpage ottoman).

Lorsque la Première Guerre Mondiale éclata, tout le monde se jeta dans la mêlée, et le résultat fut l'écroulement de la puissance turque.

Cette disparition d'un empire multiséculaire se fit dans le sang et s'accompagna du génocide arménien, dont une grande partie eut lieu pendant leur déportation en Syrie, où certains se réfugièrent.

A la fin des combats, le destin de l'ancienne province fut laissée entre les mains de la Société des Nations, ancêtre de l'ONU.

Celle-ci entérina le plan de partage franco-anglais en distribuant des "mandats" aux deux puissances coloniales sur les provinces des vaincus (on fit de même avec les ex-colonies de l'autre vaincu, l'Allemagne).

La France reçut l'actuelle Syrie et le Liban, le Royaume-Uni récupéra Jordanie, Palestine et Irak, et la promesse d'un grand royaume arabe fut renvoyée aux oubliettes.

Et comme pour les autres projets coloniaux, les frontières furent dessinées selon les intérêts propres de chacun, et les pays administrés en utilisant les rivalités entre communautés et pouvoirs locaux.

Par exemple la France, en accord avec les maronites, tailla un Liban à dominante chrétienne mais multi-religieux.

Cela permettait de découper la région en deux entités et de pérenniser un état client pas forcément trop pressé de s'émanciper. Cela donnait aussi aux maronites un accès à la plaine et à la mer, garantie d'une plus grande viabilité.

En Syrie, elle s'appuya sur la minorité alaouite, alors la plus pauvre et la plus ostracisée, pour s'assurer une clientèle.

Enfin, elle donna la région à peuplement mixte du Sandjak d'Alexandrette à la république turque en signe d'apaisement diplomatique (celle-ci fut vite soumise à une politique de turquisation à outrance et reste revendiquée par tous les pouvoirs arabes qui ont suivi).

De son côté le Royaume-Uni confirma le détachement du Koweït de l'Irak, afin d'avoir là aussi deux interlocuteurs, et via la déclaration Balfour, donna un coup de pouce décisif au projet sioniste.

Au final, ces mandats de la SDN, censément des périodes de tutelle préparatoires à l'indépendance, se réduisirent à des permis de coloniser et ces territoires rejoignirent les deux empires au même titre que les autres conquêtes de Londres et Paris.

La fin de la Seconde Guerre Mondiale remit la question orientale au gout du jour.

Les indépendances étaient souhaitées autant par les colonisés que par les deux superpuissances avides de se créer des nouveaux clients économiques et idéologiques, et les puissances mandataires durent finir par reconnaitre la souveraineté de chacune des entités qu'ils avaient créées.

Apparurent alors les états qui nous intéressent et dont je poursuivrai la description dans un prochain post.

Suivant: La nouvelle guerre de Trente ans (2) - les états post-coloniaux

mercredi 17 juin 2015

Livres (14): Les supremes

Certains livres font du bien, parce qu'ils parlent de l'humanité qu'il y a en nous et de ce qu'elle peut avoir de beau.

Les Supremes, premier roman du musicien américain Edward Kelsey Moore est dans ce cas-là.

Dans ce livre, on suit l'histoire de trois quinquagénaires afro-américaines, copines inséparables depuis leur adolescence. A l'époque leurs proches les avaient baptisées "Les supremes", en référence au groupe, et ce surnom leur est resté.

Ces trois amies ont des caractères et des origines différentes, et ont suivi des chemins variés.

La première, musicienne accomplie issue de la bourgeoisie noire, a reçu une éducation soignée, de bonnes manières et un fond religieux très strict.

Le parcours de la seconde en est le parfait opposé. D'une beauté exceptionnelle, elle est née d'une fille mère à la cuisse légère qui l'a élevée tant bien que mal dans des conditions plus que précaires.

Quant à la troisième, le pilier du groupe, elle vient d'une famille plus ordinaire mais elle porte en elle le souvenir d'une naissance peu banale et fait preuve d'un caractère indomptable.

Toutes trois ont grandi et sont restées dans le quartier noir d'une petite ville américaine, et ont vu évoluer les relations entre les communautés au fur et à mesure des lois et du temps, passant de la ségrégation dure et raciste à une cohabitation plus pacifiée.

Leur point de ralliement, celui autour duquel se passe la majeure partie de l'action, est le restaurant de Big Earl, un homme débonnaire et sage qui semble être le Bien incarné, toujours occuper à aider, excuser, trouver des solutions à tout et pour tout le monde.

Chapitre après chapitre s'enchainent les tranches de vie et les parcours croisés de ces trois héroïnes, avec leurs maris, leurs enfants, leurs parcours professionnels, leurs engagements et leurs renoncements, leurs malheurs et leurs bonheurs, leurs pleurs et leurs éclats de rire.

Présenté comme ça, Les supremes peut paraitre bien insipide, mais en réalité avec ces petites histoires Moore peint le portraits de gens extrêmement attachants, distille avec talent émotion et humour et nous transmet le message que la vie est belle quand on n'est pas seul et qu'on s'entraide.

Et lorsqu'on tourne la dernière page, c'est avec regret qu'on prend congé de ce petit monde.

Cet roman m'a fait penser à une version plus empathique du livre Edna, Irma et Gloria de l'écrivain québécois Denise Bombardier, mais plus encore aux histoires des films de Radu Mihaileanu, à ce genre d’œuvre qui vous réconcilie avec la vie.

Pas mal pour un bouquin acheté par hasard dans une gare...

jeudi 4 juin 2015

Lettre à l'absent

Bonjour à toi.

Aujourd'hui tu aurais eu quarante-quatre ans. Malheureusement, je ne pourrai pas t'envoyer les salutations rituelles, vu que ça fait maintenant presque huit mois que tu nous as quitté et que je t'ai vu pour la dernière fois, avant qu'on ne t'enterre.

Le crabe qui t'a frappé l'an dernier, et que personne n'attendait, a mis six mois à avoir ta peau.

Six mois, c'est peu pour nous tous qui avons à peine eu le temps de nous retourner. Mais c'est beaucoup pour toi, qui as du subir cette lente et horrible dégradation de tes facultés, perdant un bras, puis l'autre, souffrant en permanence et comprenant tout ce qui se passait.

C'est beaucoup aussi pour ton amour, qui a partagé chacune de tes souffrances et chacun de tes espoirs, toujours vaillante, toujours là.

Quant à tes enfants, ils sont trop petits pour vraiment comprendre mais ils ont souffert à leur manière et souffrent encore.

A chaque fois c'est dur de les revoir tous les trois, surtout que le grand est ton portrait craché, aussi bien pour le physique que pour le caractère.

Je t'ai eu au téléphone plus souvent que jamais pendant cette terrible période, mais bien peu quand même au final.

Quand tu me parlais, tu étais toujours aussi lucide et combattif. Comme à ton habitude tu as pris tes dispositions et regardé le problème en face. Simplement cette fois il n'y avait pas de solution, même avec cette extraordinaire volonté que j'ai toujours admirée.

En fait, tu as toujours été du genre "un problème, une solution". Tu ne laissais jamais trainer les choses, même si ça devait te faire souffrir, et tu as toujours préféré regarder devant que derrière. Moi qui ne suis pas vraiment de ce modèle-là, j'ai toujours été beaucoup impressionné par ça.

Ta décision d'être endormi et d'arrêter les traitements quand tu as perdu toute autonomie te ressemblait bien, au fond.

Tu es parti pour de bon le lendemain, ce qui laisse imaginer à quel degré tu étais arrivé et ce que tu devais déguster.

Je garde un souvenir étrange de notre dernière conversation, comme si tu avais voulu me dire quelque chose que j'avais raté...je me souviens de ton essoufflement, signe de l'avancement de ton mal.

Physiquement, nous nous ne sommes revus que deux fois depuis que ton cancer avait été diagnostiqué.

C'était une épreuve à chaque fois puisque nous n'étions pas seuls: la Mort était assise à la table avec nous, elle t'attendait et tu le savais.

Je n'oublierai jamais tes yeux, les yeux que tu avais enfant quand tu te sentais en faute et que derrière la colère tu cachais ton embarras et tes sentiments.

Malgré tes quarante-trois ans et les marques de la chimio tu avais de nouveau cinq ans. J'ai si mal en revoyant cette image.

Je me sens coupable de n'avoir pas plus été là, de n'avoir pas su trouver les mots, de ne pas avoir fait plus, coupable de ne pas pouvoir te remplacer aussi pour tous ceux qui t'aiment, compenser, remplir un peu le vide que tu as laissé.

Je me demande comment nos parents vont se remettre de ça, s'ils pourront se remettre de ça. Ils ont perdu une partie d'eux-mêmes, leur premier fils, celui qu'ils ont le mieux connu, un collègue/associé pour notre papa et puis quarante-trois ans de leur vie.

C'est dans leur village que tu as voulu être enterré, ce village moribond où nous avons grandi et où tu avais espéré pouvoir faire ta vie dans la ferme familiale avant de changer de cap.

Je t'ai accompagné dans ce cimetière où trois de nos grands-parents reposent déjà, avec des tas de gens que je ne connaissais pas mais qui eux te connaissaient et dont la présence en disait long.

Maintenant, ton absence me poignarde un peu chaque jour, toujours par surprise.

Quand j'entends chanter Sardou ou que Sultans of swing passe à la radio.

Quand je tombe sur un article dont je sais qu'il t'aurait intéressé, sur la science, l'agriculture, la sociologie, l'économie... Quand j'en vois un autre qui t'aurait fait bondir.

Quand j'entends les blagues éculées de Coluche que tu aimais tant citer.

Quand je vois mon fils, qui a l'âge du tien, en train de jouer à quelque chose que son cousin, maintenant orphelin de père, aime aussi. Quand je vois l'autre faire des maquettes d'avion comme toi quand tu étais petit.

Quand bien sûr j'entends parler de cancer, et j'ai l'impression de n'entendre plus parler que de ça les derniers temps...

Je me sens amputé, tu me manques.

Même ta façon de râler si souvent, ta maniaquerie, ton art d'appeler au mauvais moment, ton impatience, tes idées parfois opposées aux miennes, je donnerais n'importe quoi pour les subir de nouveau.

Je voudrais savoir que tu seras là pour Noël, que tu m'enverras un SMS pour les anniversaires qu'il me reste (j'étais si triste que tu ne sois pas là pour le dernier), que mon fils aura encore un parrain, qu'on pourra compter sur toi en cas de coup dur dans la famille, qu'on sera toujours six sur les photos, que je recevrais encore tes mailings lists, même quand elles sont pourries.

Je voudrais pouvoir évoquer avec toi cette partie de mon enfance que toi seul avait connue, avant que nos petits frères n'arrivent.

S'il y a un Dieu, ce que tu sembles avoir cru de nouveau, il a intérêt de t'accueillir avec le tapis rouge, les sandwiches et la fanfare, parce que tu as subi plus que ta peine ici-bas. En choisissant ton épitaphe dans le livre de Job, tu avais tout compris.

Je terminerai en me cachant derrière Brel, parce que dans la famille on a toujours été trop pudiques pour se le dire vraiment:

"Six pieds sous terre, tu n'es pas mort,
Six pieds sous terre, je t'aime encore."

Adieu Jean-Philippe, adieu mon grand frère.