vendredi 12 décembre 2014

Thatcher / Mitterrand

J'ai récemment lu un article sur l'héritage de Margaret Thatcher.

L'auteur, un britannique qui se souvenait très bien de l'époque, s'interrogeait sur ce qu'il allait effectivement rester de la Dame de Fer dans l'histoire et concluait que ce serait finalement ce pour quoi elle ne voulait pas être distinguée, c'est-à-dire le fait d'être une femme.

Pour qui se souvient du tumulte de l'époque, de sa violence, des débats passionnés et d'à quel point c'était un personnage clivant, cela parait fou.

Et pourtant.

Son nationalisme sourcilleux n'a pas empêché un afflux sans précédent d'immigrés extra européens dans les îles britanniques.

Sa volonté de retour aux valeurs victoriennes n'a pas empêché une puissante libéralisation des mœurs, l'explosion des divorces, les désordres et la violence.

Son isolationnisme n'a pas empêché une adhésion finalement plus étroite à l'UE, son intransigeance n'a pas désarmé l'IRA.

Sa vision d'un capitalisme besogneux et d'un free market réformant une puissance publique dégénérée et inefficace a abouti à des enrichissements douteux, à un service rendu plus que médiocre et à l'apparition de yuppies aux valeurs bien éloignées de la morale victorienne (le livre Testament à l'anglaise de Jonathan Coe dresse un portrait grinçant de l'époque).

Alors oui, à cette époque, le Royaume-Uni a connu des changements brutaux, une désindustrialisation profonde et des mutations sociales violentes. Mais au final est-ce que sans Thatcher tout cela ne serait pas de toute façon arrivé?

Pour répondre, regardons de l'autre côté du channel, dans un Hexagone qui prenait à peu près à la même époque la direction opposée en élisant François Mitterrand.

Ici, la nouvelle majorité, imprégnée de marxisme et d'esprit libertaire, arrivait au pouvoir avec un programme de nationalisations, d'intervention massive de l'état dans la culture et la vie en général, de changements profonds dans l'organisation du pays.

Ils voulaient "changer la vie" et commencèrent à le faire dès 1981.

L'élan initial n'allait cependant durer que peu de temps, suivi par le tournant de la rigueur puis par le ni-ni. Et comme en Angleterre, les changements n'allaient pas être ceux qui étaient souhaités.

En fait, des deux côtés de la Manche, les années 80 ont été celles de la fin de l'ère industrielle et minière, avec la destruction d'un monde ouvrier séculaire et la poursuite de la concentration/disparition du monde agricole.

Elles ont vu l'enracinement difficile d'une immigration extra européenne massive, le début du vieillissement de la population, la financiarisation et la tertiairisation de l'économie.

La différence n'a finalement résidé que dans la façon de réagir à ces mouvements de fond, le paradoxe étant que ces réactions ont abouti à peu près au même résultat.

En effet, si l'on compare objectivement les indicateurs économiques, sociaux et de puissance des deux pays, on constate qu'ils sont assez proches aujourd'hui.

Malgré la persistance de choix politiques différents (il n'y a qu'à voir la politique européenne britannique, encore à l'écart de Schengen et de l'euro), malgré des aires d'influence différentes, malgré l'avantage objectif de parler la langue des actuels maitres du monde pour le Royaume-Uni, et malgré la tendance permanente d'ériger l'autre en contre modèle, l'état de la France et celui du Royaume-Uni ne sont guère différents.

France et UK ont connu les mêmes défis, ils ont vécu les mêmes bouleversements économiques, culturels ou démographiques, ils ont perdu tous deux le statut de grande puissance qu'ils avaient il y a cent ans et au final ils se ressemblent.

Ce constat nous montre que les grandes forces à l’œuvre sont finalement plus subies et accompagnées par les pays que résultant de leur politique, du moins au sein de l'Europe. Et cet espèce de double échec devrait nous faire réfléchir sur ce qu'il est réellement possible de faire d'un point de vue politique.

Il devrait aussi nous inciter à comprendre que si l'on veut continuer à compter dans un monde où la part relative de notre continent ne cesse de baisser, cela ne pourra se faire qu'avec une collaboration plus étroite avec ceux qui nous ressemblent le plus, notamment le Royaume-Uni pour la France, et la France pour le Royaume-Uni.

Pas gagné...

Livres (9): Meursault, contre-enquête

Plus jeune, dès que j'ai su lire, je me suis rué sur tout ce qui pouvait me tomber sous la main, tapant dans les bibliothèques familiales, municipales, scolaires, etc, lisant tant des livres obscurs que des classiques ou des magazines.

C'est ainsi qu'un jour, je devais être au collège ou au début de mon lycée, je suis tombé sur l’Étranger, de Camus.

Je me souviens que ce livre me fit une impression très forte. Son ambiance étrange, son héros au détachement si anormal, les descriptions cliniques, l'absurdité...

Sans la comprendre, sans connaitre le contexte si particulier de l'Algérie française, je fus touché par l’œuvre et marqué par ce livre.

Je le retrouvai quelques années plus tard parmi ceux qu'il me fallait étudier pour le bac de Français. Cela me donna l'occasion de le relire, et c'est d'ailleurs sur son premier chapitre que je fus interrogé à l'oral.

Enfin je croisai une dernière fois l’Étranger lorsque je commençai mon exploration des diverses branches du rock et de ses sous-genres.

En effet le premier titre du groupe The cure Killing an arab est une référence directe à l’Étranger (et non un titre raciste comme le crurent certains nazis à l'époque !).

Bref, tout ça pour dire que ce bouquin fait partie de ces quelques classiques qui m'ont marqué, et que je l'ai lu plusieurs fois.

Cette introduction un peu longuette m'amène au livre d'aujourd'hui, Meursault, contre-enquête, écrit par le journaliste algérien d'expression française Kamel Daoud.

Cet auteur, que les lecteurs de SlateAfrique connaissent déjà pour ses articles percutants et profonds sur son pays, fait là une sorte de relecture de l’œuvre de Camus.

L'idée, qui m'a tout de suite séduite, est simple: il reprend l'histoire de l’Étranger, mais racontée par le frère de celui que Camus appelle simplement "L'Arabe" et que son héros assassine sur une plage un jour de grosse chaleur.

L'auteur donne une identité à cette victime en le nommant Moussa, pour la proximité de ce prénom avec Meursault, nom du héros de Camus.

Le narrateur de Daoud est vieux, amer, marginal. Il raconte sa vie à un mystérieux interlocuteur qu'il rencontre jour après jour dans l'un des derniers bars d'Algérie (dont il déplore au passage la disparition), se livrant de plus en plus à chaque entretien.

On comprend vite que le meurtre de son frère est l'événement qui a conditionné toute sa vie. On sent sa difficulté à exister en vivant seul avec sa mère dans l'ombre d'un disparu qui fut omniprésent, ainsi que son inadaptation à la société dans laquelle il vit.

Il évoque l'Algérie coloniale, ce décor de l’Étranger, mais cette fois du point de vue indigène.

Par son discours, Daoud y montre la frustration d"une population figée dans l'attente de la revanche, sa mise à l'écart et sa chosification par des colons pour lesquels ils sont plus une partie du décor que des personnes à part entière.

Cependant, là n'est pas l'essentiel puisque la vie de l'auteur se déroule aussi après l'indépendance et qu'il s'y pose les mêmes questions.

En fait, on finit par réaliser qu'il est un double du Meursault de Camus, son miroir indigène en quelque sorte.

Confronté aux mêmes questionnements et épreuves que lui, vivant le même rejet des conventions et obligations, il a lui aussi pleinement conscience de l'absurdité de l'existence.

Ce livre fascinant se lit très rapidement et donne envie de se replonger dans l’œuvre de Camus (ce que j'ai d'ailleurs fait).