vendredi 14 novembre 2014

Auteurs(5): Svetlana Alexievitch

En 1991, après quasiment 70 ans d'existence, l'URSS annonçait sa dissolution.

Cet événement majeur mettait un point final à la désagrégation du "bloc de l'Est" qui s'était engagée lors de la décennie précédente.

Par bloc de l'Est, on désignait la partie du monde, asiatique mais surtout européen, qui avait suivi de gré ou de force l'ex Russie tsariste dans le système communiste.

Il était grosso modo organisé en trois cercles.

Le premier cercle était constitué par le Pacte de Varsovie.

Celui-ci regroupait dans une alliance les pays dans lesquels les troupes soviétiques avait imposé le système communiste après les avoir "libérés" du nazisme à la fin de la seconde guerre mondiale.

Ses membres étaient l'Allemagne de l'Est, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie.

Il existait par ailleurs en Europe deux pays communistes qui n'en faisaient pas partie: la Yougoslavie qui l'avait refusé, et l'Albanie qui l'avait quitté en 1968 pour suivre sa propre voie.

Le deuxième cercle, le plus important, était l'URSS.

Cet ensemble, qui constituait le plus vaste état du monde, était composé de 15 républiques européennes, caucasiennes ou asiatiques, dont certaines étaient elles-mêmes des fédérations.

En principe associées, elles étaient de fait toutes dominées et contrôlées par la RSFS de Russie.

C'est cette république, qui a donné la Russie d'aujourd'hui, qui constituait le troisième cercle. 

Elle était de loin la plus vaste et la plus peuplée de l'URSS et se composait elle-même de plusieurs entités fédérées.

Dans les années 80, le bloc communiste et le système soviétique étaient à bout de souffle.

Les sociétés étaient bloquées, les économies exsangues, les populations démoralisées, le climat étouffant. Les Soviétiques ne croyaient plus en leur système, aspiraient au changement, rêvaient de liberté.

C'est dans ce contexte qu'une nouvelle équipe de dirigeants, menée par Mihail Gorbatchev, décida de lancer une autre politique pour sortir le système de l'impasse.

La période de réformes massives qu'ils initièrent est passée à la postérité sous le nom de perestroika.

Le succès fut colossal mais finit par dépasser ses instigateurs.

En effet, alors que ceux-ci pensaient réformer le système, les populations du bloc de l'Est le comprirent comme la possibilité de le mettre à bas.

Du coup, les choses s'emballèrent et toutes les aspirations maintenues jusqu'alors sous le boisseau par l'armée rouge s'exprimèrent au grand jour.

Le mouvement commença dans les pays du Pacte de Varsovie, qui les uns après les autres changèrent d'orientation politique et économique, rejetèrent la tutelle de Moscou et choisirent résolument -et naïvement- le modèle occidental.

Au début, le monde retint son souffle, chacun se souvenant de l'épilogue sanglant des précédentes tentatives (Hongrie en 1956 et Tchécoslovaquie en 1968), mais cette fois-ci Moscou laissa faire.

Dans un deuxième temps, les forces centrifuges atteignirent les républiques fédérées composant l'URSS, puis finalement touchèrent les entités de la Fédération de Russie elle-même.

Certaines républiques réussirent à quitter totalement le giron soviétique et/ou russe, comme les Pays baltes. D'autres sombrèrent dans la guerre civile, comme la Moldavie, l'Arménie, la Géorgie ou l'Azerbaïdjan.

La désagrégation fut cependant stoppée lorsque des entités de la Fédération de Russie, comme la Tchétchénie ou le Tatarstan, commencèrent à réclamer leur indépendance. Moscou réagit alors pour préserver l'intégrité territoriale du pays.

Néanmoins, la Russie qui émergea des décombres de l'Union Soviétique suivit elle aussi le mouvement d'abandon de ses anciens idéaux au profit d'un capitalisme vu comme LA solution.

Le premier président du nouvel état, Boris Eltsine, choisit d'appliquer à l'économie une "thérapie de choc" (mais y en a-t-il d'autres en Russie?) pour rattraper en quelques années l'Occident et arriver à une prospérité partagée.

Mais le paradis promis ne fut pas vraiment au rendez-vous. Le désenchantement fut à la hauteur des espoirs, et c'est un monde chaotique et instable qui remplaça l'inertie soviétique.

Les privatisation sauvages entraînèrent l'apparition de fortunes colossales, une mafia violente et prédatrice tint le haut du pavé, et, surtout, les règles intégrées par trois générations de communistes volèrent en éclat.

Désormais le Parti tout-puissant n'était plus rien, l'état omniscient se désengageait de tout, la propriété redevenait privée (même s'il valait mieux ne pas être trop regardant sur les moyens d'y accéder).

La fin de l'économie planifiée eut pour conséquence une désorganisation du marché du travail, l'explosion d'un chômage inconnu jusqu'alors et une inflation à plusieurs chiffres.

Parallèlement, les produits, les idées, les médias, les devises venues de l'étranger envahissaient un pays jadis fermé.

C'est dans cette ambiance que Vladimir Poutine accéda au pouvoir, apportant avec lui ce à quoi la majorité des Russes déboussolés aspirait: l'ordre et le retour à une certaine politique de puissance, sans pour autant revenir au système précédent.

Ce petit point historique me semblait nécessaire pour donner une idée du contexte sur lequel travaille l'écrivain que je souhaite évoquer: Svetlana Alexievitch.

Cette auteure biélorusse, née juste après la Grande Guerre Patriotique, ainsi que les Soviétiques désignent la Seconde Guerre Mondiale, a connu la deuxième moitié de l'existence de l'URSS, et vécu l'effondrement dont je parle.

Ce n'est ni une romancière, ni une politique, plutôt une sorte de journaliste anthropologue.

Son oeuvre consiste à recueillir l'héritage de ce qu'elle appelle "l'homo sovieticus", c'est-à-dire celui de ces millions de personnes qui comme elle naquirent, grandirent et vécurent dans ce bloc et ce système disparus.

Tous ses livres sont construits à partir des témoignages de ces gens, nommés ou non, mais toujours écoutés avec soin et sans parti pris.

Ce travail lui a valu des menaces et la censure d'une partie de son oeuvre dans son pays, dont le pouvoir n'est hélas guère différent de celui d'alors.

Dans Les cercueils de zinc, elle a recueilli les souvenirs de ceux qui firent la guerre d'Afghanistan, soldats, mères de soldats, infirmières, regroupant leurs expériences, leur ressentis, souvent leur amertume.

Dans La supplication elle fait parler ceux qui subirent la catastrophe de Tchernobyl.

Et dans La fin de l'homme rouge, c'est le fantôme de l'Union Soviétique lui-même qui est convoqué.

L'URSS était une dictature bureaucratique, violente et souvent absurde, qui contrôlait et broyait ses citoyens autant que ses ennemis.

Il y régnait l'arbitraire, source d'injustice et de pauvreté, l'économie, planifiée, y était en faillite chronique, et la doctrine officielle y était aussi omniprésente qu'en décalage avec la réalité d'une vie quotidienne chiche, étouffante et étriquée.

Mais l'URSS c'était aussi l'ancien challenger des Américains et le vainqueur de Hitler, le pays qui avait envoyé le premier homme dans l'espace.

C'était le leader d'une moitié des pays du globe, le premier à s'être lancé dans cette expérience étatique et idéologique inédite que constituait le communisme. A ce titre, c'était un phare pour des millions de personnes à la recherche d'un système alternatif, le berceau d'une doctrine officielle censément plus juste.

Et c'était aussi le pays de tous les possibles, où la volonté de dirigeants mégalomanes lançait régulièrement des projets pharaoniques, des défis collectifs qu'on relevait quel qu'en soit le prix.

Les sentiments de ceux qui ont vécu en URSS semblent osciller entre ces deux visions opposées, entre d'une part le souvenir de la souffrance, de l'injustice, de la violence et du mensonge d'état et d'autre part un sentiment de perte, de regret, de nostalgie.

Cette nostalgie porte sur un monde vu comme plus égalitaire, sur la puissance perdue, et, peut-être le plus important, sur la naïveté d'une époque où tout étant filtré et censuré on pouvait s'imaginer des solutions simplistes, une sorte d'autre avenir radieux en somme.

L’œuvre de Svetlana Alexievitch est essentielle pour comprendre ce qu'était le communisme au quotidien, avoir la version populaire de cet autre système et comprendre l'empreinte profonde qu'il a eu sur tous ces gens.

En lisant ses livres, on comprend mieux ce qu'était l'Union soviétique du peuple et l'énorme traumatisme qu'a représenté la disparition brutale de cet univers pour des millions de personnes.

Et comme tout système de pensée vu de l'intérieur, c'est passionnant.

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