samedi 7 septembre 2013

La première guerre mondiale, matrice du vingtième siècle

Lazare Ponticelli est mort (1).

Avec lui s'en va le dernier "poilu", ainsi qu'on surnommait tous ceux qui ont combattu pendant la Première Guerre Mondiale.

Ce décès m'a donné envie d'écrire sur cette guerre pas comme les autres, dont on célèbrera le centenaire du commencement l'année prochaine.

Ce conflit est en effet un moment sans équivalent, malgré la très longue histoire guerrière de notre continent, dont les peuples passèrent de longs siècles à s'entre-déchirer.

1. Remise en cause du règne de l'homme blanc européen

Tout d'abord, on peut considérer comme certains que 14-18 est le "suicide de l'Europe".

En effet, c'est à partir de ce conflit que le centre de gravité de la planète quitte l'ancien monde, où il était situé depuis au moins le XVIème siècle.

Il part alors vers l'Amérique et l'URSS (ce basculement sera confirmé après la Seconde Guerre Mondiale) en attendant que d'autres pays se réveillent et qu'on parvienne au monde multipolaire d'aujourd'hui.

Pour arriver à cela, les puissances majeures - la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne - s'étripent quatre années durant avec frénésie, usant leurs forces vives, leurs ressources, leurs populations dans des combats sans fin.

Les USA interviennent à la fin, sortant de leur continent pour un apport décisif au camp des alliés.

De même, à l'instar de la supériorité européenne, la suprématie blanche est remise en cause.

Mobilisés pour défendre les métropoles, les indigènes sont enrôlés, amenés dans les tranchées. Ils combattent aux côtés des blancs, tuent d'autres blancs, voient la détresse et la faiblesse de leurs conquérants.

La supériorité de ces derniers apparait alors plus relative, moins automatique, moins inéluctable.

Ce que le monde avait découvert lors de la guerre russo-japonaise, première victoire d'un peuple non blanc sur un peuple blanc, ce que certains leaders ou intellectuels colonisés avaient pressenti (comme les Mokrani prenant les armes contre la France pour profiter de la défaite de Sedan) a pris forme, s'est vérifié. Le colon n'est pas tout puissant, il peut être vaincu.

Enfin, sur une autre échelle, une supériorité est également remise en cause: celle de l'homme sur la femme.

Conséquence de l'accaparement des hommes par le front, les épouses et les mères se retrouvent seules pendant quatre longues années, où elles doivent se débrouiller, faire tourner fermes et boutiques, travailler pour faire manger les enfants.

Certaines y prennent goût, elles voient ce qu'il leur est finalement possible de faire, et même après le retour des hommes elles s'en souviennent.

2. Victoire définitive de l’État-nation

La Première Guerre Mondiale sonne aussi la victoire définitive de l'état nation, avec l'écroulement des empires dynastiques d'ancien régime.

L'Autriche-Hongrie des Habsbourg et l'empire ottoman disparaissent, déclarés obsolètes et remplacés par des états qui se veulent homogènes, nationalistes et souhaitent appliquer l'adage "un peuple, un pays".

Ce qui n'est pas sans poser d'énormes problèmes vue l'imbrication des populations, et cela jouera plus tard sur le sort tragique des minorités sans terre (Tziganes et Juifs).

L'empire russe aussi disparait, mais il est déjà plus loin dans le processus puisque là-bas ce sont les bolcheviks qui s'accaparent la Révolution pour aller vers quelque chose de radicalement nouveau en tentant d'appliquer le socialisme.

3. Déshumanisation

Pendant la Première Guerre Mondiale, les progrès techniques dans l'art de combattre sont sans commune mesure avec ce qui a été vu auparavant, même si les guerres récentes, comme la franco-allemande de 1870 ou la guerre civile américaine, ont déjà démontré le poids croissant de la technicité de l'armement dans la victoire.

On invente les gaz de combats, on utilise l'aviation, les mitrailleuses, les premiers tanks. On généralise l'usage du camouflage, on développe les sous-marins.

14-18, c'est le moment du basculement de la guerre d'homme à homme vers celle de masse aveugle à masse aveugle, celle où l'on tue des gens qu'on ne voit pas, où les taux de pertes sont démentiels.

C'est aussi la naissance de la guerre de position, variante absurde de la guerre de siège puisqu'on ne sait plus qui est l'assiégeant et l'assiégé.

Cette déshumanisation n'est pas sans conséquences.

Une culture d'Ancien Combattant prend forme, marqueur de toute une génération. Cette culture est solidarité, violence, défiance envers les gouvernements, la démocratie, culte de l'action, esprit de corps.

Le retour à la vie civile est difficile, sinon impossible pour nombre de soldats (il faut savoir qu'entre le service militaire, la guerre et la démobilisation, certains ont passé sept ans sous les drapeaux). La guerre pour eux continue, et cet état d'esprit constitue un terreau fertile pour les totalitarismes qui vont naitre.

Ainsi s'explique pour partie le succès massif du communisme. C'est la guerre qui lui a permis de prendre le pouvoir en Russie, et l'expérience de la guerre porte à regarder ce mouvement à travers le prisme de l'efficacité toute militaire de son organisation.

Ainsi s'expliquent aussi une grande part des racines du fascisme et du nazisme, la violence des chemises noires, des corps francs et des SA prenant sa source dans l'expérience de la guerre.

Ces mouvements sont une forme de réponse à la défaite humiliante et à l'amputation du territoire pour l'Allemagne, à la victoire insuffisamment récompensée pour l'Italie.

4. Le cas de la France

Concernant la France, l'impact de la Première Guerre Mondiale est énorme.

Considéré comme le grand vainqueur du conflit, puisqu'il a récupéré l'Alsace-Moselle et dicté le Traité de Versailles qui met ses ennemis en pièces, le pays est pourtant sorti exsangue de ces quatre ans de guerre.

Deuxième nation la plus touchée en pourcentage de morts (après la Serbie), la France compte par ailleurs un nombre énorme de mutilés, les gueules cassées, et a vu son territoire, principal champ de bataille à l'ouest, dévasté par les bombes et munitions.

Du fait de ce grand massacre et des classes creuses qu'il entraine, elle va par ailleurs connaitre un inquiétant recul de sa population.

Il n'est pas absurde de parler d'un traumatisme profond pour une large part du pays.

Ce traumatisme donne naissance notamment à un pacifisme intégral, qui pourra choquer par la suite et dont le mot d'ordre est la paix à n'importe quel prix.

Pour certains, cette doctrine va même dériver vers un refus d'affronter le danger nazi et la compromission avec l'occupant vingt ans plus tard.

Parallèlement, la culture Ancien Combattant pose les racines de nombre de ligues françaises, notamment les croix de feu du colonel De La Rocque, qui constitue ensuite le Parti Social Français, parti le plus important de la droite à l'orée de la Seconde Guerre Mondiale.

5. Un peu de littérature

Tous ces points soulignent à quel point la Première Guerre Mondiale est une charnière du Vingtième siècle, dans l'histoire du monde et de l'Europe, et le fait que par la suite plus rien n'est comme avant.

Je terminerai l'évocation de ce moment particulier par quelques livres que j'ai lus sur le sujet, écrits par des gens qui ont tenté de raconter l'irracontable, de parler de cette expérience atroce.

- Voyage au bout de la nuit, de Céline, ne parle pas que de la guerre, mais les pages qu'y consacre son auteur sont terribles et en disent crûment l'horreur et l'absurde.

- La comédie de Charleroi, de Drieu la Rochelle, nous décrit la découverte de la vraie guerre par un idéaliste qui rêvait de combats héroïques sabre au clair et qui rencontre la boue et la mort anonyme.

- Orages d'acier, d'Ernst Junger est un livre un peu dérangeant, dont l'auteur nous présente la guerre sans fard mais comme quelque chose de naturel et une grande aventure.

- A l'ouest rien de nouveau, d'Erich Maria Remarque est un peu son contraire puisque cet Allemand, qui fut censuré par les nazis, fait avec ce livre une dénonciation implacable de l'absurdité de ce conflit et de son atrocité.

- Dernière nuit d'amour, première nuit de guerre de Camil Petrescu, où deux moments clé dans la vie d'un jeune Roumain, qui nous parle de la guerre d'une manière très éloignée de l'héroïsme officiel.

- La forêt des pendus de Liviu Rebreanu, insiste plus sur les cas de conscience des minorités séparées entre deux belligérants, en l'occurrence les Roumains qui se trouvaient opposés selon qu'ils viennent de la jeune Roumanie rangée du côté des alliés ou de la Transylvanie alors austro-hongroise.

- Capitaine Conan de Roger Vercel enfin, est un livre extrêmement marquant sur le devenir des bêtes de guerre, formées à la mort pendant le conflit et devenues gênantes une fois la paix revenue.


(1) ce post a été commencé en 2009...

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