dimanche 9 juin 2013

Gangs années 80-90

Quand j'étais au collège puis ensuite au lycée, on était en pleine montée de Le Pen et de SOS racisme, et la presse ne parlait que de skinheads, d'assassinats d'arabes, de profanation de cimetière juif (à Carpentras), etc. On avait vraiment l'impression d'une invasion fasciste dans la rue.

Parallèlement il y avait une scène musicale avec des punks d'extrême gauche très à la mode, dont le groupe emblématique était Bérurier noir et dont le message, très antifasciste, poussait dans ce sens.

De mon coin isolé de campagne, j'avais une vision très parcellaire de tout ça: ni skins, ni punks, ni immigrés sous la main! Quelques références toutefois, un type de ma classe de terminale qui se revendiquait chasseur de skins, un interne à Docs Martens qui se vantait de casser de l'arabe le week-end...

Une fois que je suis devenu étudiant et que ces mouvements ont été moins médiatisés, j'ai croisé mes premiers maghrébins, et j'ai rencontré un type étrange, qui se disait ex-NS (nazi skin).

Avec lui on parlait peu de politique et quand ces sujets venaient sur la table (pas très souvent), ça ne m'intéressait pas et je me moquais vaguement de lui.

J'ai cependant retenu des bribes de théorie, entendu parler de Batskin, etc. A l'époque tout ça me semblait loin et bête, un tas de neuneus dans leur monde répugnant.

De même, dans la boite de nuit où j'allais de temps à autre, les anciens racontaient que quelques années plus tôt, elle était la scène de bastons entre skinheads et punks, mais je n'ai rien vu de tout cela.

Le temps est passé, j'ai grandi et ma vie a continué...

Et puis, récemment, je suis tombé sur un article parlant d'un documentaire fait par Batskin en réponse à un documentaire sur les chasseurs de skins. J'ai donc regardé les deux (merci le net), j'ai appris l'existence d'un tas d'autres gangs, notamment de blacks, etc.

Et ainsi, de fil en aiguille, j'ai replongé dans ces années-là, qui, bien qu'aujourd'hui on en retienne les avancées mitterrandiennes, la culture frime et le côté fêtard, étaient vraiment un très sale moment pour une grande partie de la classe ouvrière de chez nous aussi.

Nous n'avons en effet pas eu de Thatcher de ce côté-ci de la Manche, mais ça n'a pas empêché des fermetures d'usine, une énorme désindustrialisation, du chômage et des conversions douloureuses.

Par exemple, la banlieue parisienne ex-ouvrière en pleine explosion démographique où j'ai vécu les huit dernières années perdait à l'époque des habitants, et nombre de bâtiments commençaient à y être laissés à l'abandon (ils finissaient souvent squattés).

Ce qui prouve au passage s'il en était encore besoin, que gauche ou droite, les mouvements économiques de fond sont subis plus qu'autre chose.

Mais pour en revenir au sujet de départ, j'ignorais complètement toutes ces histoires, et les témoignages que j'ai vus dans les reportages étaient très intéressants.

On y décrivait des rues parisiennes arpentées par des gangs aux looks très codifiés, aux noms et aux territoires bien identifiés (par exemple une bande de skinheads s'appelaient les Tolbiac Toads, du nom de la même rue), qui en décousaient à la première occasion, avaient des zones d'affrontement (par exemple les catacombes parisiennes), etc.

Il semble bien y avoir eu une heure skinhead (je prends le terme dans celui où on l'entend le plus dans les médias, c'est-à-dire dans sa variante d'extrême-droite), où ceux-ci tenaient apparemment le haut du pavé, jusqu'à ce que la médiatisation, la répression, la violence (et sans doute la fin de ce qui était aussi une mode) finissent par éclaircir les rangs.

Deux personnages marquants ont émergé de cette mouvance.

Le premier, Iman Zarandifar dit "Sniff", était chanteur dans le groupe de Oï! (musique des skinhead) Evil Skin, aux titres aussi charmants que "Zyklon B" (!). Devenu paralysé à la suite d'une bagarre qui avait mal tourné (où il y avait eu un mort), il a continué à chanter.

J'ai lu une interview récente où il disait avoir tourné la page et considérer que ceux qui étaient restés dans le trip étaient des attardés.

Il ne reniait toutefois rien, soulignant qu'être skin à l'époque, c'était aussi voire surtout une mode, agressive, violente, provocatrice, basée sur la rage bien plus qu'un mouvement organisé, politisé, etc. Un peu comme une partie des gauchistes des années 60-70.

Le deuxième personnage, beaucoup plus célèbre, est Serge Ayoub, dit Batskin (en référence à son arme de prédilection, la batte de base-ball).

Ce type, une légende du mouvement skinhead, est un vrai dur, avec un casier judiciaire, etc.

Doté d'un physique impressionnant, revendiquant la violence dont il parle comme du seul moyen d'expression laissé à ses pairs, il a tenté de structurer le mouvement skinhead pour en faire une force politique, créant notamment les Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires.

Batskin n'a pas bougé d'un pouce quand les skins sont passés de mode et que c'est devenu dangereux: bande de chasseurs et d'arabes ou noirs de plus en plus nombreux et violents, pouvoir politique beaucoup moins tolérant, etc. On a dynamité son bar, par exemple.

Après les années 80, il a vécu un temps à l'étranger avant de revenir en France. Il est aussi une bête de télé, rameuté à chaque fois qu'on évoquait le mouvement skin. Quand il parle, il a une certaine logique, un vocabulaire, un charisme, etc. Ce n'est pas le premier buveur de bière venu, c'est ça qui est un peu dérangeant.

Un détail curieux pour ces deux leaders: le premier est nés de parents iraniens, le second a un nom libanais. Assez étonnant pour des mouvements racistes français!

A l'autre bord maintenant, il y a aussi eu une culture punk très ancrée (ça je connais plus) dans la mouvance des "bérus", véritable phénomène de société organisé autour de ce groupe mythique, avec des squats, des fanzines, des festivals, etc. dont l'écho résonne encore longtemps après leur dissolution.

Ce punk à la française fut la véritable bande-son de l'extrême gauche de l'époque, fédérant énormément de gens, dans les banlieues et à l'université, et se prolongea dans le rock dit alternatif, avec des groupes emblématiques: la Mano Negra, les Garçons bouchers, etc.

Cette créativité musicale fut stimulée par le ministère de la culture de l'époque, généreux en subventions et lieux mis à disposition.

Néanmoins, les deux mouvements s’essoufflèrent conjointement pour retomber dans une marginalité plus importante. Les gangs qui allaient avec disparurent également du paysage.

Peut-être était-ce d'ailleurs seulement du paysage médiatique: leur importance était-elle si grande?

En tout cas, je n'ai personnellement jamais croisé de skinheads, et les punks que j'ai pu voir sont en général des proto clochards qui ne semblent pas avoir l'ombre de la moindre pensée politique.

Parmi les raisons de cette disparition, outre le fait que les modes d'une génération ne sont pas celles de la précédente, il y a à mon avis le fait que la jeunesse populaire a profondément changé.

Il y a d'abord eu rupture avec le monde qui la structurait, la culture ouvrière, syndicale, le PCF, une espèce de moule communautaire qui a craqué en même temps que le monde du travail. L'élection de 1981 a été la dernière où le PCF a eu encore quelque importance.

Ensuite cette jeunesse populaire a également changé ethniquement. L'immigration et le différentiel de fécondité ont fait que la part de jeunes d'origine africaine est devenue très importante, structurante dans nombre de quartiers où, devenus majoritaires, c'est eux qui donnent le la, la référence.

La transmission de la culture ouvrière au sens large ne s'est donc pas faite comme elle avait pu se faire avec les vagues précédentes d'immigration (l'absence de travail y étant bien sûr pour beaucoup, mais pas seulement).

Cette nouvelle jeunesse s'est inventé d'autres référents, a créé une autre musique, le rap, pour s'exprimer, et ne se sent pas concernée par le punk et -bien évidemment- par les mouvements skinheads.

C'est ainsi que de nouvelles expressions ont remplacé les gangs des années 80, leurs musiques et leurs positionnements politiques.


Postface: l'affaire Clément Méric

Le récent et sinistre fait divers qui a vu l'assassinat de Clément Méric m'a incité à terminer ce post.

On y revoit en effet Batskin, vieilli mais toujours politisé et bien vivant. Son groupe, les JNR, est devenu confidentiel, mais il est toujours là, aussi virulent et dur.

Quant aux chasseurs de skins, il semblerait que la malheureuse victime ait été proche de la variante universitaire de ces milieux.

Bref, ce lamentable meurtre, conjugué au retour de la Gauche aux affaires en France, a un petit parfum des années Mitterrand, un côté décalé si on peut dire, comme une réminiscence de ces gangs des années 80, politisés et blancs, qu'on croyait disparus...

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