mercredi 27 avril 2011

Langues internationales (1) : English everywhere

J'ai décidé d'entamer aujourd'hui une série de posts qui auront trait aux langues internationales, ces langues que l'on rencontre à plusieurs endroits du globe, parfois très éloignés les uns des autres.

Et à tout seigneur tout honneur, je vais commencer par la langue de Shakespeare.

L'anglais: tour d'horizon de la langue mondiale

L'anglais tire son nom des Angles, un des peuples germaniques qui s'installèrent à la chute de l'empire romain sur le territoire de l'actuelle Angleterre.

C'est donc une langue germanique, mais la longue domination normande, à partir de 1066 et pour environ trois siècles, en a considérablement modifié les mécanismes.

En effet, à cette époque le franco-angevin (langue latine de la famille des langues d'oïl) était la langue officielle, ce qui eut pour conséquence une profonde empreinte du français sur la langue anglaise: c'est la seconde langue qui l'a le plus influencée.

L'anglais s'écrit avec l'alphabet latin de 26 lettres, et présente la particularité de n'avoir aucune lettre accentuée.

Aujourd'hui son hégémonie est impressionnante.

Où qu'on aille sur le globe, c'est cette langue qu'il faut connaitre pour avoir une chance de communiquer avec quelqu'un.

C'est celle que l'on apprend en premier quand on est pragmatique. C'est celle dans laquelle toutes les notices, toutes les cartes postales, toutes les indications sont libellées à côté de la langue nationale (parfois même à sa place).

C'est également la langue qui s'est imposée comme langue véhiculaire dans nombre de pays multilingues, y compris ceux où l'anglais n'est la langue maternelle d'aucune communauté.

En Belgique ou en Suisse, par exemple, lorsqu'un francophone rencontre un néerlandophone ou un germanophone, c'est le plus souvent en anglais qu'ils communiquent.

Ce raz-de-marée progressif semble s'être accéléré en une génération.

Lors de mes voyages européens, j'ai pu constater qu'en Hongrie ou dans les pays baltes les quinquagénaires et plus parlent prioritairement l'allemand, ou qu'en Roumanie, en Italie ou au Portugal ils parlent plutôt français.

Mais j'ai également constaté que c'est en anglais que les jeunes s'y expriment spontanément, l'allemand et le français ayant connu le même recul brutal et marqué dans tous ces pays.

Le russe, fort du prestige de l'URSS, phare des pays communistes et aussi (surtout?) puissance coloniale en Asie centrale et en Europe de l'Est, était également très appris et répandu jusqu'aux années 90.

C'était devenu la langue véhiculaire du pacte de Varsovie, dont tous les membres se sont empressés de se débarrasser une fois libérés de la tutelle de Moscou, pour passer là aussi à la langue de Shakespeare.

Nos parents étaient encore porteurs d'une langue internationale forte et demandée. Le français était important, présent aux quatre coins du globe.

Il n'est que de lire l'usage du monde de Nicolas Bouvier, pour se rendre compte que lorsque ce globe-trotter était à cours d'argent pendant un voyage, il lui suffisait de proposer des cours de français. Quel que soit le pays, il trouvait des clients et se refaisait facilement un pécule.

Aujourd'hui seul l'anglais peut avoir cette prétention.

Je me suis demandé à quoi tenait cet attrait unanime et sans équivalent de l'anglais.

L'argument souvent entendu que cette langue est facile à apprendre est à écarter.

D'abord c'est faux. Même si la langue anglaise peut sembler a priori plus simple que la nôtre (sans même souligner que c'est un point de vue de Français!), elle est également pleine de subtilités, de pièges et de nuances.

Ensuite on n'a jamais adopté une langue pour sa simplicité: l'arabe, le français, le latin ou l'allemand se sont imposés sur de vastes zones alors que leur apprentissage n'est pas particulièrement évident.

Alors qu'est-ce qui a jadis permis la diffusion de ces langues? Je vais m'attacher à montrer les différents mode d'expansion possibles.

Trois modes de diffusion d'une langue

Je distinguerai trois façons de s'imposer pour une langue.

1- La force

La première, la plus évidente, c'est la force.

Dans la panoplie de la conquête, il y a la langue. Tous les conquérants ont amené avec eux leur façon de parler, leurs mots. L'expansion arabe ou romaine, et les grandes vagues de colonisation européenne en sont quelques illustrations.

A l'époque moderne, les Amériques et l'Océanie ont été peuplées de suffisamment de colons, par définition en position de force, pour que les langues des métropoles y submergent les parlers locaux.

Notons que la langue imposée a pu ne pas être celle de la majorité des colons, qui ont parfois eu une autre langue maternelle que celle en vigueur dans la colonie.

Ainsi, l’Italie et l’Allemagne ont fourni d’énormes contingents de migrants, mais faute de colonie propre, ils ont été grossir celles des autres dont ils ont du adopter la langue, même s’ils y devenaient majoritaires.

Ce fut le cas pour les Italiens en Argentine par exemple, où tous s’hispanisèrent.

Ce cas où une population transplantée emporte sa langue avec elle et la transmet est le plus évident, et se retrouve un peu partout sur le globe.

Mais la diffusion d'une langue suite à l'installation de ses locuteurs dans une aire donnée peut également être indépendante d'une conquête.

La diffusion de la langue espagnole aux États-Unis, devenu le deuxième pays hispanophone du monde grâce à l'immigration latino ou celle de la langue chinoise en Malaisie en sont des exemples.

2- Un manque à combler

Un deuxième type d'expansion pour une langue, c’est lorsque celle-ci vient combler un manque.

Ça peut être le cas lorsqu’une civilisation écrite rencontre une civilisation orale et entretient des liens avec. Dès que la relation entre les deux se complexifie et que le besoin d’écrire se fait sentir, c’est la première qui s’impose. Et si elle ne s’impose pas en tant que langue, elle lèguera au moins son alphabet.

Deux moteurs dans l’intensification des échanges ont été le commerce et la religion.

Si l’on regarde les pays ayant adopté l’alphabet cyrillique, on voit que ce sont ceux qui ont été évangélisés par des missionnaires orthodoxes (Bulgarie, Russie…) puis ceux qui ont été conquis par les empires russe ou soviétique (Asie centrale).

De même, la diffusion de la langue et de l’alphabet arabe a suivi les routes de la pénétration de l’islam, qui s’est souvent confondue avec celles des liens commerciaux.

Un autre type de manque est la nécessité d’une langue reconnue par les différentes communautés d’un même espace ou d'une même entité politique.

Prenons le cas de l’Inde. Le pays renferme quantité de civilisations très anciennes, avec leur écriture, leur littérature et leur alphabet.

Du temps de la colonisation, le conquérant britannique avait tout naturellement imposé l’anglais comme langue administrative.

Bien entendu, les dirigeants de l’Inde devenue libre voulurent rejeter ce legs colonialiste. Mais ils ne purent s’entendre sur la nouvelle langue à adopter, chaque communauté se battant pour la sienne. Faute d’accord, ce fut l’anglais qui resta.

De même dans l’Afrique coloniale, beaucoup d’états regroupaient des peuples divers qui n’avaient pas de langue écrite.

L’alphabétisation et la modernisation administrative des pays ont donc été commencées dans la langue du colonisateur, souvent gardée après l’indépendance faute de remplaçant naturel et parce qu'un tel changement n'est pas anodin.

On le voit bien avec l'Algérie, qui fit le choix d’adopter l’arabe classique pour remplacer le français et qui n’est toujours pas parvenue à ses fins.

En effet, l’arabe littéral est très éloigné de la langue parlée par le peuple (sans même évoquer le cas des berbérophones qui ne parlent que leur langue) et celle de l’ex-colonisateur continue à imprégner le pays.

Dernier type de manque: le besoin de pouvoir communiquer entre gens d’une même religion, d’une même classe sociale ou d’un même destin.

Citons le yiddish, qui connut un développement important au fur et à mesure de l’expansion de la communauté juive en Europe ou le swahili qui, dérivant de l’arabe apporté par les musulmans, devint langue véhiculaire dans l’Afrique du sud-est.

Citons encore le latin, qui après la chute de l’empire romain, devint la langue du monde chrétien, celle dans laquelle communiquaient les élites européennes, et celle du savoir, et cela alors même que plus personne ne la parlait comme langue maternelle.

3- Soft power

Le troisième canal d'expansion d'une langue enfin, c’est lorsqu’un pays domine les autres sur le plan économique et/ou sur un plan culturel ou technique, sans qu’il y ait forcément domination formelle ou militaire.

Par exemple, avant l'anglais c'était le français qui était devenu la langue des élites, irriguant l’ensemble des langues européennes à une époque où la France donnait le la dans le domaine de la culture et des idées, de la gastronomie, etc.

Autre exemple, du fait de la supériorité du pays dans le domaine des arts, c'est l'italien qui s'est imposé dans la musique.

La capacité d'inventer en premier, que ce soit des concepts ou des objets, est une autre forme de domination et un autre mode d'expansion pour une langue. En effet, le mot inventé pour désigner la nouveauté est généralement dans la langue de son inventeur.

Le karaoké, les sushis, les mangas sont des termes japonais car c'est dans l'archipel nippon qu'ils sont nés. Le "ball" de handball se prononce "balle" car ce sport est allemand, etc.

L'anglais, langue à la fois imposée, comblant un manque et soft power

Pour en revenir à l'anglais, si l’on regarde bien, on constate que cette langue recoupe aujourd'hui les trois moyens d'expansion que j’ai cités.

Premièrement, la force.

Héritiers du colonialisme britannique, des descendants d’Anglais ou d’Européens anglicisés sont présents dans un grand nombre de pays, à commencer par la première puissance mondiale.

Ces pays font tous partie des plus développés du globe, et leur répartition géographique fait qu'ils constituent autant de relais locaux pour l'influence de l'anglais (l'Australie et la Nouvelle-Zélande rayonnent sur l'Océanie et l'Asie, les USA et le Canada sur tout le continent américain, l'Afrique du sud sur le cône inférieur de l'Afrique, etc.).

Deuxièmement, le manque à combler.

Deuxième héritage du colonialisme britannique, un grand nombre d’états a adopté l’anglais comme langue officielle, soit pour ne pas trancher entre les langues de communautés rivales (Afrique du sud, Inde) soit parce que c’est avec cette langue qu’ils ont accédé au savoir écrit.

Troisièmement, la domination indirecte (le Soft Power).

Le Royaume-Uni puis les USA ont pris depuis deux siècles le leadership mondial en terme de puissance.

Puissance économique puisque c'est en Angleterre que débuta la Révolution Industrielle et aux USA que naquit la Révolution Informatique, permettant à leur langue commune de devenir un standard de fait, que ce soit sur internet ou jadis pour les techniques et inventions.

Puissance militaire puisque la Royal Navy régna jadis sans partage sur les mers et que l'armée américaine reste aujourd'hui la plus puissante au monde.

Puissance culturelle enfin puisque les courants musicaux qui ont révolutionné la musique populaire du vingtième siècle sont presque tous nés en terre anglo-saxonne, qu'Hollywood, par un savant mélange de talent et de commerce, reste la plus grande fabrique de films du monde, et que l'american way of life a fini par devenir une sorte de norme mondiale, avec ses marques planétaires emblématiques (Coca-Cola, Disney, etc).

Des challengers?

Bien sur, à toutes les époques il y eut des challengers, par exemple l'Allemagne ou la Chine d'un point de vue économique, la France, le Japon ou le Brésil d'un point de vue culturel, l'URSS sur le plan politique.

Mais aucun de ces seconds rôles n'est parvenu à cumuler autant d'atouts en même temps.

Tout cela donne à l'anglais un poids démesuré sur la planète, où cette langue est devenue un standard de fait, qui s'impose dans tous les échanges internationaux, qu'il s'agisse de normes, d'instances politiques, de commerce ou de culture.

On dit que chaque règne a une fin, mais à l'heure actuelle je ne vois pas ce qui pourrait détrôner l'anglais.


Dans le prochain post, je poursuivrai mon étude en me penchant sur ma langue natale, le français.

Langues internationales (2) : Le français

dimanche 24 avril 2011

Scènes de métro (7): Rencontres

Dans le métro, où l’on croise une quantité industrielle de gens qu’on ne revoit souvent jamais, il arrive parfois que l’on fasse des rencontres, que les gens s’abordent pour une raison x ou y.

Cela m’est arrivé quelques fois, et je vais citer ici quelques-unes de ces rencontres, sympathiques, insolites ou étranges. Singulièrement, elles tournaient toutes autour d’un livre ou un magazine.

1. J’étais en train de lire « Le fils du pauvre », une autobiographie de l’écrivain algérien d’expression française Mouloud Ferraoun, dont la carrière s’était tristement achevée sous les balles de l’OAS.

Absorbé, je n’ai pas vu un homme s’approcher de moi et m’interpeller en me disant « comment ça se fait que vous lisez Mouloud Ferraoun ? ». Interloqué, je levais les yeux et tombais sur un maghrébin d'une quarantaine d'années au visage sincèrement ravi.

Un peu désarçonné, je bredouillais en guise de réponse quelques mots sur mon intérêt pour l’Algérie. Il commença alors à me dire « vous savez, c’est un grand, un très grand » avec passion.

Ma correspondance arrivant, j’ai hélas dû le laisser partir sans avoir pu continuer une conversation qui s'annonçait prometteuse. En nous séparant, il m’a chaleureusement dit au revoir avec un sourire triomphant qui faisait plaisir à voir.

2. Un autre matin, j’étais tranquillement en train de lire un livre présentant la Roumanie d’aujourd’hui quand un monsieur de la cinquantaine s’est adressé à moi.

Il s'est présenté comme un professeur qui allait faire sa prochaine rentrée en Roumanie, et ne connaissant pas ce pays et voyant ce que je lisais, il m'a bombardé de questions sur le sujet.

Je me suis fait un plaisir de lui transmettre tout ce que j’en savais (j'étais un peu envieux) puis nous nous sommes quittés.

3. Plus désagréable fut la rencontre suivante. Je lisais le Lonely Planet sur Israël et la Palestine quand un quadragénaire noir (je devinais rapidement qu’il était africain) engagea la conversation avec moi à ce sujet, conversation qui allait bien vite tourner au monologue.

Se présentant comme musulman, il me demanda pourquoi je lisais, puis sans me laisser répondre (heureusement, car j’étais bien embêté !) il commença à soliloquer sur la malédiction lancée par Allah sur les arabes de la région, justifiant presque les actes des israéliens (j’avais déjà entendu cette étrange histoire de malédiction dans la bouche d’un marocain).

Je ne savais pas trop quoi répondre pour m’en sortir, et fus fort heureusement sauvé par le gong quand arriva ma station.

4. La rencontre suivante fut de mon fait. J’étais en train de lire l’émouvant livre « Mon bel oranger » quand je m’aperçus qu’une femme cherchait sans discrétion à voir mon livre par dessus mon épaule.

Je me tournai alors vers elle et le lui montrai franchement, lui demandant cordialement si cela l’intéressait.

Très gênée, elle me dit rapidement qu’elle avait lu ce livre il y avait longtemps et qu’il l’avait elle aussi beaucoup touchée.

Toutefois, elle rentra bien vite dans sa coquille et la conversation tourna court.

5. La rencontre suivante fut provoquée par ma curiosité.

J’étais debout dans l’allée quand mon regard tomba sur un article qui avait l’air passionnant. Malgré tous mes efforts, je n’arrivai pas à déterminer quel était le magazine dans lequel il était écrit.

A la fin, je pris mon courage à deux mains et le demandais à la lectrice, une jeune maghrébine. Visiblement très surprise de ma requête elle me dit qu’il s’agissait de Tel Quel. Tout aussi gênée qu’elle, je la remerciais et nous en restâmes là.

6. La dernière rencontre n’est par contre liée à aucun livre.

Je me trouvais avec ma famille dans un RER quand j’avisais un homme au visage un peu triste qui me regardait. J’essayais de ne pas en faire de cas, mais je m’aperçus qu’il insistait vraiment. Embêté, je pris le parti de l’ignorer tout en le surveillant du coin de l’œil.

Au bout de quelques stations, il se leva pour descendre, mais avant s’approcha de moi. Je me demandais ce qu’il voulait quand il me dit qu’il avait rarement vu un fils ressembler autant à son père que le mien (!). Je m’attendais à tout sauf à ça…

Ces quelques exemples personnels illustrent le fait qu'il est finalement assez facile d'entrer en conversation, vu le panel de possibilités qu'offre la RATP.

samedi 23 avril 2011

Livres (24): American psycho et le fascinant Pat Bateman

Mon post du jour aura trait à un livre, et plus précisément à son personnage principal, l'une de ces créatures littéraires qui vous restent en tête longtemps après avoir refermé le livre. Il s’agit de Pat Bateman, le héros du roman American psycho de Bret Easton Ellis.

Patrick Bateman est l’archétype du « yuppie » des années 80. Beau, jeune, riche et fils de riche, diplômé de Harvard, il travaille à Wall Street dans l’entreprise de son père.

Comme tous les gens qu’il fréquente, il est obsédé par le paraître, les vêtements, les marques, les endroits où il faut être, par son look, son corps, par les dernières innovations technologiques, etc.

Ellis rend cet aspect de façon incroyable, en faisant parler Bateman.

A chaque fois que celui-ci évoque quelqu’un, il décrit la façon dont il est habillé dans les moindres détails, en citant chaque marque.

A chaque fois qu'il va en discothèque ou dans un restaurant branché (forcément branché), il détaille exactement ce que commande chacun (nom du cocktail ou du plat, etc).

A chaque entrée dans un appartement ou une maison, il en détaille l’installation, avec la marque de chaque meuble, chaque équipement, etc.

Toutes les conversations entre Bateman et ses proches tournent autour de cela, celui qui aura la dernière nouveauté, qui sera allé dans l’endroit le plus « in », qui aura décroché le portefeuille d'actions le plus important.

Deux scènes illustrant cet aspect m’ont particulièrement marqué.

La première scène est la description du lever du héros.


Il y énumère successivement tous les produits de beauté modernes, chers et de marque qu’il utilise pour sa toilette (masque supprimant la fatigue, fil dentaire, après-shampoing, etc.), tous les appareils sophistiqués qu’il a à sa disposition (balance, machine de sport...) ainsi que le petit déjeuner élaboré et cher qu’il prend.

Le sérieux et le naturel avec lequel il en parle est confondant et donne une impression surréaliste. On sent par ailleurs que le coût des objets, aliments et produits est plus important que leur valeur intrinsèque, qu'en quelque sorte c'est cher et rare donc bien. On a l'impression d'une croyance, d'un dogme à suivre.

La deuxième scène se passe dans un restaurant, où Bateman sort avec fierté sa carte de visite, au design impeccable et aux matières étudiées.


Un de ses amis/collègues sort également la sienne, et lorsqu'il s'avère qu'elle est encore plus luxueuse et belle, Bateman est alors littéralement décomposé par la jalousie et perd tous ses moyens.

La succession de ces scènes, auxquelles s’ajoutent celles où la bande du héros se moque rituellement des nombreux clochards et mendiants qu'ils croisent en leur agitant des billets sous le nez (nous sommes dans le sordide New York des années 80, rongé par la pauvreté et la crise), donne un profond sentiment d’écœurement.

Ce qui rend toutefois Bateman vraiment singulier c'est qu'en dehors de cet espèce de conformisme consumériste et élitiste il est également un serial killer, qui tue, torture et viole à plaisir, profitant de son statut social pour assouvir ses pulsions avec passion et mépris pour ses victimes.

Cet aspect du personnage n'apparaît que progressivement, de petits indices s’enchaînant jusqu’à la première scène de meurtre, à la fin du premier tiers du livre.

Ensuite, puis plus on avance et plus les scènes sont explicites et nombreuses, de plus en plus cruelles. On a l'impression d'un irrésistible crescendo dans la folie meurtrière.

Au final, le personnage est complexe. Il jouit réellement de sa cruauté, il se sent légitime, mais se plaint également quand les choses ne tournent pas de la façon qu’il souhaite ou quand il n’obtient pas ce à quoi il estime avoir droit.

Il est alors paniqué et/ou plein d’une sincère pitié pour lui-même. On le voit également perdre ses moyens pour des choses stupides comme l'histoire de carte de visite dont je parle plus haut, ou lorsqu’il pense qu'on peut le prendre pour un homosexuel.

Par ailleurs, il possède également une forme d’humour moqueur, et l’on se retrouve à sourire malgré soi devant certaines plaisanteries horribles et alambiquées qu’il met en œuvre.

Par exemple, dans une scène mémorable il fait manger à sa copine (une fille bête et consumériste qu’il méprise mais utilise souvent comme alibi) un pain de désinfectant pour toilette imbibé d’urine, qu'il a volé dans un urinoir, enveloppé de chocolat puis servi dans l’emballage d’un pâtissier à la mode, poussant le vice jusqu’à s’assurer que le verre de sa victime était vide, de façon à prolonger au maximum le supplice.

Afin de provoquer, il joue également à l’homme de gauche pour choquer ses collègues, alors qu’il est lui-même raciste, machiste et homophobe.

American Psycho, à travers l’histoire de ce personnage hors du commun, imbuvable, immoral, cruel et jouisseur, qui abuse d’une position élevée dont il a hérité et qui n’est pas puni à la fin, est un livre marquant.

Il sonne comme une critique du monde consumériste et inégalitaire des années Reagan, qui n'est finalement pas si loin de celui d’aujourd’hui.

En tous les cas, l’haïssable Pat Bateman est longtemps resté dans ma tête...


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jeudi 21 avril 2011

Effets secondaires

Bien souvent, on a une vision assez volontaire de l'histoire.

Généralement, on imagine les faits de la façon suivante : un jour un personnage historique entreprend ou découvre telle chose, et cette action entraîne telle ou telle autre action ou événement, et ainsi de suite. C'est clair, logique, bien défini et ça s’enchaîne "naturellement".

Et bien dans ce post je vais m'intéresser aux "effets secondaires" de l'histoire, c'est-à-dire aux conséquences annexes et imprévues de certains événements historiques.

Ces conséquences ne sont pas forcément souhaitées par les acteurs principaux, elles sont souvent méconnues du grand public, mais pourtant elles peuvent générer un héritage important ou avoir des conséquences majeures.

En voici quelques exemples.
 
- Les routes indiennes
 
Lorsqu’on parle de la conquête de l’Amérique, on pense aux cow-boys arrivant lors de la seconde partie du vingtième siècle sur des terres indiennes inviolées. En fait il n’en est rien.

En effet, bien avant l’arrivée physique de colons à l’intérieur des États-Unis, le mode de vie et les équilibres entre les peuples et les tribus indiennes de cette région avaient été profondément modifiés par l'installation des Européens dans le nouveau monde.

Les premiers d'entre eux furent les Espagnols, dont les colons se diffusèrent en Amérique centrale où ils introduisirent une véritable révolution pour le monde indigène : les chevaux.

Ces animaux, inconnus sur le continent, firent souche et se répandirent dans la plaine, très vite adoptés par des Indiens qui comprirent rapidement le parti qu’ils pouvaient en tirer.

Les tribus qui les premières maîtrisèrent le cheval obtinrent un net avantage sur les autres. S’ensuivit alors une série de guerres le long d’une route des chevaux qui s’étendit peu à peu vers le nord du continent, alimentée tant par le commerce que par les vols et l'expansion naturelle des chevaux redevenus sauvages.

Parallèlement, Suédois, Hollandais, et surtout Français et Anglais fondaient des établissements sur la côte atlantique nord, où ils commerçaient eux aussi avec les Indiens. Là-bas, contrairement à l’Amérique espagnole où la vente de fusils aux indigènes était interdite, ces derniers purent se procurer des armes à feu.

Et là encore, les tribus qui s’équipèrent les premières obtinrent un net avantage sur leurs voisines plus enclavées, et une série de guerres redistribua les territoires et les suprématies.

Petit à petit, route des chevaux et route des fusils s’étendirent à l'ensemble du continent et se croisèrent.

Des circuits commerciaux se mirent en place, où se vendaient et s'échangeaient, en plus d'armes et chevaux, des innovations techniques venues des blancs, sous la forme de produits manufacturés tels que les marmites en métal.

Ainsi la colonisation américaine, qui dompta en moins d’un siècle les plaines du centre des Etats-Unis, eut lieu sur un territoire déjà profondément transformé.

- Le contrôle de la route des esclaves en Afrique noire

On rencontre une évolution similaire dans l’Afrique précoloniale.

Longtemps avant les Européens, le monde arabe se fournissait en esclaves en Afrique noire.

Les Touaregs et autres nomades du Sahara fournissaient l’Afrique du nord, et de multiples comptoirs sur la côte est du continent, dont Zanzibar est l'exemple le plus abouti, approvisionnaient les pays du Golfe arabo-persique et l'Asie.

Vint ensuite le temps des comptoirs européens, fondés par les puissances coloniales pour s’approvisionner en "bois d’ébène" auprès d’intermédiaires africains. Les premiers à s'installer furent les Portugais, que suivirent Espagnols, Français, Anglais, etc.

Contre leurs cargaisons d'esclaves, ils échangeaient auprès des potentats locaux des produits européens, notamment des armes. Ces produits assuraient richesse, prestige et pouvoir aux marchands d’esclaves africains, et le contrôle des routes esclavagistes devint vite un enjeu pour les pouvoirs locaux.

Ainsi, là encore eut lieu une longue série de guerres où les adversaires avaient pour but de tenir ces routes et, partant, le lucratif commerce des esclaves, tant avec l’Orient qu’avec l’Occident, et cela bien avant que le premier colon européen se soit aventuré à l’intérieur du continent.

- Mfecane et Grand Trek boer

Toujours sur le continent africain, au dix-neuvième siècle apparut la puissance zouloue. Réunis autour de leur roi en une société militarisée et expansionniste, les Zoulous entreprirent une œuvre de conquête sans précédent.

Leurs raids entraînèrent ce qu’on appelle le "Mfecane", qui désigne un changement radical de l’occupation des territoires dans la région.

En effet, un peu comme l’arrivée des Huns avait poussé les peuples germaniques à quitter leurs terres pour franchir le limes romain, l'irrésistible avancée zouloue détruisit quantité de villages et poussa un grand nombre de peuples à fuir, disloquant clans et tribus et vidant certaines régions de leurs habitants.

Au même moment, dans la colonie du Cap passée sous domination britannique, les descendants des premiers colons hollandais, refusant les lois de Londres, avaient décidé de fuir vers le nord pour fonder leur propre état et y vivre selon leurs lois.

C’est cette migration massive, événement fondateur de l’identité afrikaner, que l’on appelle
"Le Grand Trek".

Les deux événements coïncidant, les voortrekkers (nom afrikaans des migrants boers) arrivèrent dans des terres bouleversées et à demi vidées de leurs habitants par les guerres zouloues, ce qui facilita leur installation.

Nul ne peut dire ce qui se serait passé s’ils avaient tenté l’invasion avant le Mfecane, mais il est probable qu’elle aurait été beaucoup plus difficile.

- Influence de la fin des guerres révolutionnaires sur l’Afrique

La période initiée par la Révolution française de 1789 et terminée par la chute de l’empire napoléonien en 1815 vit une Europe constamment en guerre. Pendant ces presque trente ans, les industries militaires furent florissantes, et des milliers d’armes furent fabriquées.

Et lorsque après le congrès de Vienne la paix fut revenue, une grande partie de ces armes perdit son utilité, d’autant plus que des progrès technologiques en avaient rendu un grand nombre obsolète.

Des trafiquants décidèrent alors de les écouler, et c’est ici que l’Afrique devint un grand marché pour ces fusils, que des factions diverses achetaient pour asseoir leur pouvoir.

L’histoire d’Arthur Rimbaud allant vendre des armes en Abyssinie est un exemple connu de cette époque et de cet effet collatéral de la Révolution.

- Napoléon et le Brésil
 
Toujours au sujet de l’Empereur des Français, un des effets inattendus de sa boulimie de conquêtes fut la naissance du Brésil moderne.

En effet, lorsque les armées impériales envahirent le Portugal, punissant le royaume de ne pas pleinement participer au blocus de l’Angleterre ordonné par Napoléon, l’ensemble de la cour et de l’administration furent évacués de Lisbonne et installés au Brésil, dont la capitale, Rio de Janeiro, devint temporairement celle du Portugal.

A la chute de Bonaparte, le fils du roi portugais resta au Brésil dont il proclama l’indépendance et dont il se fit déclarer empereur, avant d’abdiquer au profit de son fils, lequel fut renversé quand le pays devint une république.

Néanmoins, ce déplacement du centre de gravité du Portugal vers sa colonie donna à celle-ci une impulsion dont les historiens disent qu’elle fut décisive, notamment pour éviter au Brésil d’être morcelé en une mosaïques de pays comme le fut l’empire espagnol.

- Musiques voyageuses

Ces quelques exemples d’effet domino ont trait à la politique et à la guerre. Mais cela peut également concerner d’autres plans, comme la culture. Pour illustrer ce propos, je vais parler ici de la musique.

- la musique populaire algérienne puise ses racines dans la musique arabo-andalouse, un peu dans la variété française mais aussi dans le jazz anglo-saxon, apporté dans le pays lors de la Seconde Guerre Mondiale, quand les Américains eurent débarqué dans la colonie française où ils restèrent de 1942 jusqu'à la Libération, suffisamment pour laisser une marque.

- en Amérique latine, lorsque des pressions de plus en plus fortes furent exercées pour l'ouverture à la colonisation des colonies jésuites, les reduciones, ces derniers, afin de convaincre les souverains du bienfondé de leur action, se mirent à enseigner la musique aux Indiens dont ils avaient la charge, escomptant que la beauté des chorales indigènes serait un argument en leur faveur.

Ils n'obtinrent pas gain de cause, mais la trace de leur action persista, et une tradition de musique baroque latino-américaine est encore vivace de nos jours dans ces régions.

- enfin, à Hawaï, avant l'annexion américaine, les derniers monarques avaient recruté des musiciens allemands prêtés par le Kaiser.

Ceux-ci, tout en recensant et imprimant le patrimoine musical indigène, composèrent des hymnes et introduisirent la musique européenne dans le royaume, où ils fondèrent un orchestre royal qui existe toujours aujourd'hui.