dimanche 28 février 2010

Frontières (5): Les peuples des zones frontière (4) - Europe: Morisques et Marranes

Tout au long de sa tumultueuse histoire, le continent européen a connu de nombreux bouleversements, cataclysmes et mouvements de population, les derniers grands changements ayant eu lieu après la chute du communisme

Plusieurs fois au cours du temps sont ainsi apparues des zones frontière et des communautés qui leur furent liées. La série de posts à venir est un petit tour d'horizon de celles dont je connais l'existence.

Les deux premières populations que je vais évoquer sont nées en Espagne et au Portugal. 

Suite à la conquête des armées arabo-berbères, ces deux pays ont été durablement intégrés (surtout en ce qui concerne l'Espagne) à l'Oumma et à l'empire arabe.

Avec cette conquête s'installèrent en Al-Andalus, nom arabe de la région, des colons arabes et berbères musulmans mais aussi juifs.

D'importantes conversions à l'islam suivirent cette conquête, qu'elles soient motivées par une volonté de promotion sociale ou par croyance sincère.

Pour ceux qui ne se firent pas musulmans, le statut de dhimmi prévu par le Coran pour les religions cousines de l'islam (judaïsme et le christianisme), fut interprété de manière plus ou moins ouverte selon l'époque.

Ainsi, au cours de la très longue présence musulmane ibérique, alternèrent ostracisation voire persécutions et brillantes périodes de cohabitation. Ce n'était certes pas l'égalité, mais cette situation n'avait rien de comparable en Europe chrétienne, alors beaucoup plus monolithique et fermée.

1492 consacra la fin de la Reconquista, ce lent mouvement dit de reconquête de l'Espagne par des pouvoirs chrétiens. Cette année-là le dernier bastion musulman d'Espagne, l'émirat de Grenade, fut annexé, et toute la péninsule se trouva dirigée par des royaumes catholiques.

Ces rois se retrouvaient dans une situation inédite puisqu'ils héritaient de sujets juifs et musulmans. C'est le destin de ces deux communautés que je vais décrire ici.

- Les Marranes

La communauté juive d'Al-Andalus y était plutôt bien intégrée et avait offert aux pouvoirs musulmans de nombreuses personnalités brillantes dans le monde du commerce, de la culture ou des sciences (par exemple Maïmonide).

A contrario, au fur et à mesure que l'Espagne redevenait chrétienne, le sort des Juifs se dégradait: persécutions, marginalisation, lois anti-juives, pogromes, tentatives de conversion...

La pression se fit de plus en plus forte avec le développement de l'Inquisition et elle aboutit peu après la fin de la reconquête au décret de l'Alhambra qui donnait aux Juifs le choix entre la conversion ou l'exil (cet exil impliquant d'abandonner tous ses biens).

Un nombre important d'entre eux ne purent ou ne voulurent partir et se convertirent à un catholicisme de façade, tout en continuant à judaïser en cachette. C'est ces juifs faussement catholiques que l'on appelle "Marranes" (on disait également conversos, cristaos novos ou crypto-juifs).

L'église et l'état espagnols s'employèrent alors à traquer et à tuer ces faux chrétiens (le sinistre Torquemada acquérant à cette occasion ses lettres de noblesse), allant jusqu'à promulguer les fameuses lois de "pureté du sang" qui faisaient du judaïsme une tare héréditaire fermant à toute personne ayant des ancêtres non catholiques, l'accès à nombre de professions et de positions.

Forcé par l'Espagne, le Portugal, qui dans un premier temps avait accueilli un grand nombre de Juifs espagnols, adopta la même politique.

On peut noter que ces lois, ainsi que le décret d'expulsion des Juifs ne furent abrogées en Espagne qu'au 19ième siècle, et que la pleine égalité religieuse fut prononcée en 1967.

Cette politique anti-juive isola de plus en plus les Marranes du reste du monde juif, entraina un appauvrissement de leur version du judaïsme et l'apparition de pratiques nouvelles. Mais surtout, elle incita de plus en plus de Juifs à l'exil, où le destin des Marranes se confondit avec celui des Séfarades.

Les Juifs d'Espagne exilés fondèrent plusieurs communautés, gardant de fortes traces culturelles de leurs origines, comme ces dialectes judéo-espagnols qui se perpétuèrent dans le monde arabe et les Balkans jusqu'à notre époque. On peut encore en trouver quelques locuteurs, même si à l'instar du yiddish, la Shoah et l'affirmation de l'hébreu comme langue des juifs par excellence font de ces parlers des langues en voie de disparition.

La communauté la plus importante fut celle de l'empire ottoman, qui accueillit les Juifs avec bienveillance et su tirer bénéfice de leur pouvoir économique.

Ces nouveaux sujets du sultan suivirent l'expansion de l'empire et essaimèrent à nouveau. Ainsi Salonique (par ailleurs ville natale d’Atatürk) était peuplée majoritairement de Juifs jusqu'à la seconde guerre mondiale.

La seconde communauté la plus importante s'installa dans le monde arabe, plus précisément au Maghreb, Maroc en tête. Elle y perpétua, aux côtés des Morisques, la riche culture arabo-andalouse.

Enfin, la troisième grande communauté s'installa aux Pays-Bas, pays en plein essor économique et à la tolérance religieuse exemplaire (ils accueillirent aussi de nombreux huguenots français) à qui elle donna un de ses penseurs les plus illustres en la personne de Baruch Spinoza.

Marranes et Séfarades émigrèrent en moindre nombre dans de nombreux autres endroits: France, Angleterre, colonies américaines...le souvenir d'une Espagne mythifiée, de la clandestinité et des douleurs de l'expulsion constitue encore aujourd'hui une part identitaire très forte de l'identité juive séfarade.

- Les Morisques

Au fur et à mesure du long processus de ce ce qu'on appellerait "la Reconquista", le nouveau pouvoir espagnol récupérait des sujets musulmans, descendants de colons arabo-berbères ou d'Espagnols convertis qu'on appelait "Mudéjares" (qui vient d'un mot arabe signifiant "domestiqué").

Les élites mudéjares s'étant généralement exilées dans le reste du monde arabe avant la reconquête, la plupart de ces nouveaux administrés étaient des roturiers, marchands, cultivateurs, artisans. Selon la région, leur part dans la population était plus ou moins importante.

A cette diversité de situations correspondait une diversité de statuts et de traitements. Libres de pratiquer leur religion, ils vivaient généralement sous un régime qui faisait penser à une sorte de dhimma inversée.

Leurs coutumes étaient également plus ou moins proches du reste de la population selon la proportion qu'ils représentaient. Nombre d'entre eux avaient adopté la langue castillane, qu'ils écrivaient toutefois en caractères arabes (c'est l'aljamiado).

La prise de Grenade, dernier bastion musulman d'Espagne, changea la donne. Désormais toute la péninsule ibérique devenait catholique, et le nombre de Mudéjares explosa: ils étaient même majoritaires par endroit.

La disparition du "front" de la reconquête amena l'Espagne à se regarder différemment et à réfléchir à ce qu'elle souhaitait devenir. Et la présence de ces sujets musulmans posait un gros problème aux rois d'Espagne.

Indépendamment de la tache que leur existence faisait dans la nature catholique souhaitée pour le royaume, la présence de ces communautés musulmanes ravivait la crainte d'une "cinquième colonne", susceptible de déloyauté et capable de se révolter à n'importe quel moment.

Cette peur n'était d'ailleurs pas si fantasmatique, puisqu'on avait de nombreuses preuves de projets de (re)débarquements ourdis par les Maures d'Espagne exilés sur la côte nord africaine.

De plus, l'exemple des protestants, dont la révolte déchirait l'Europe rendait le scénario d'une tentative de reconquête encore plus crédible. D'ailleurs, l'Espagne allait justement perdre la moitié nord de son territoire des Pays-bas (qui regroupait alors les actuels Pays-Bas et la Belgique) suite à l'apparition d'un pouvoir protestant.

Dans un premier temps, on souhaita la simple conversion des musulmans, pour laquelle on mit en place une politique d'évangélisation pressante.

Cette politique, alliée à une pression fiscale accrue, entraina une série de révoltes des Mudejares de Grenade, qui furent violemment réprimées et aboutirent à l'obligation faite à toute la communauté de la couronne de Castille de se convertir au catholicisme ou de quitter le royaume.

En 1516, la même obligation fut faite à ceux du royaume de Navarre et à la suite d'un cycle de révoltes-répressions c'est l'ensemble des territoires espagnols qui fut concerné en 1525: tous les musulmans furent alors censés se convertir, sans désormais aucune zone où se réfugier sur la péninsule.

Les conversion entraînèrent toutefois, tout comme pour les Juifs, une suspicion persistante de la part des vieux-chrétiens (aujourd'hui on dirait chrétien de souche) vis-à-vis de ces convertis qu'on appela les "Morisques" et qu'on suspectait, souvent à juste titre, d'une fidélité cachée à l'islam.

La répression à leur égard se fit de plus en plus dure, on en vint à leur interdire leurs façons de manger, de s'habiller, de parler arabe, etc, tant et si bien qu'ils finirent par se révolter une première fois en 1568.

A la suite de cette révolte durement réprimée, la pression sur les Morisques, qu'on soupçonnait d'alliance avec les Turcs mais aussi avec les protestants du Béarn, se durcit, et se termina par un avis d'expulsion, prononcé en 1609.

Et dans les années qui suivirent l'ensemble des Morisques dut quitter l'Espagne.

Certains se réfugièrent dans le sud de la France, où ils s'assimilèrent, une partie rejoignit le Maroc (où il semble qu'on leur reprocha d'avoir renié Mahomet !) et le reste se dispersa dans le Maghreb et les territoires ottomans, où, aux côtés des Marranes, ils diffusèrent la riche culture arabo-andalouse.

Le départ des Morisques, très nombreux en Espagne, constitua un énorme manque à gagner pour le pays. En effet, ils y avaient un pouvoir économique non négligeable, ainsi que des savoir-faire (dans le domaine du cuir ou de l'horticulture par exemple) dont la disparition fut une perte cruelle pour le pays.

Certaines régions furent de plus vidées de leurs habitants, et bien des villages retournèrent au désert pour plusieurs siècles.

Les Arabo-musulmans et les Morisques ont cependant laissé sur l'Espagne une empreinte culturelle indélébile, que ce soit au niveau de la langue, de l'architecture ou encore de la musique, cette empreinte constituant une facette importante de l'identité espagnole.

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