vendredi 15 mars 2024

Livres (35) / Etat de la France (7) : L'étrange défaite

Mettre un livre écrit en 1940 dans ma série sur l'état de la France peut paraitre stupide ou pour le moins anachronique.

J'ai pourtant considéré que l'essai de Marc Bloch L'étrange défaite y avait toute sa place pour plusieurs raisons.

La première c'est parce que beaucoup des constats et des hantises qu'il expose semblent encore d'une brûlante actualité.

La deuxième c'est que ce livre s'inscrit dans un courant de pensée qui caractérise la psyché française depuis au moins deux siècles: la hantise de la régression, de la perte de rang, une forme de déclinologie.

Enfin, la troisième c'est que Bloch est un exemple d'homme sans ambiguïté, chez qui la judéité, qu'il ne reniait pas, n'était pas en conflit avec la francité, déclarée, assumée et passionnément revendiquée. A notre époque où les choses sont beaucoup plus complexes, ce portrait historique est intéressant.

Bloch avait vécu la première guerre mondiale et rempilé pour la deuxième.

Il nous décrit la France de la drôle de guerre, et l’état de son armée, avec laquelle il est tout sauf tendre.

Il nous la peint comme bureaucratique et frileuse, les ordres, même absurdes, étant suivis scrupuleusement plutôt que de risquer le blâme.

Il souligne aussi l’absence de cohésion et de plan d’ensemble, ordres et contre-ordres se succédant, les instructions contradictoires se télescopant sans qu’il y ait personne pour rationaliser tout ça.

Il montre également à quel point elle est dirigé par des gens frileux, prisonniers de schémas dépassés, théoriciens déconnectés du réel et incapables de s’adapter.

L’erreur fatale d’appréciation de la place des blindés et du mouvement est hélas bien connue, l’opposition entre les panzers et la ligne Maginot faisant encore figure de cas d’école aujourd'hui.

Bloch est frappé par la jeunesse et la vitalité de l’armée allemande, dont les troupes sont plus populaires et dynamiques que la vieille armée impériale qu’il avait jadis combattue et bien sûr que l’armée française.

L’absence de prise de responsabilité l’irrite. C’est toujours la faute de l’autre, de quelqu’un d’autre, qu’il est plus important de trouver que de corriger les conséquences de la faute elle-même.

Il parle également de ses relations avec l’armée britannique alliée, dont le portrait n’est pas lui non plus flatteur.

Les Anglais sont désorganisés, mais aussi et surtout méprisants, égoïstes et cyniques. C'est un allié qui ne semble pas en être un, et leur comportement n’est pas pour rien dans la catastrophe.

L'image qu'il nous en donne est très loin des héros sans faille et sûrs de leur droit qu’ils auront après-guerre : l'erreur fatale de Dunkerque, après celle de Munich, sont largement dues au R-U et à ses choix, et l’anglophobie tenace qui fit parfois le jeu de Pétain trouve aussi ses sources dans ces événements.

Au-delà de l’armée Bloch interroge la société française dans son ensemble.

Il compare les presses étrangères à la française, décrite comme moins ouverte, plus provinciale et étriquée: il nous montre à quel point elle portait des discours lénifiants et hors de propos.

Il souligne enfin les fractures de la société de l'entre deux guerres, plus préoccupée de luttes des classes et de calculs égoïstes que du pays qu'elle a en partage.

En somme il nous montre une France qui refuse de regarder les choses en face, un peuple divisé et mesquin, qui se livre à de petits calculs court-termistes, un groupe d’épiciers frileux et de fonctionnaires obtus, des gens qui auraient pu mais n’ont pas fait par facilité et lâcheté.

En ce sens, l'étrange défaite résonne d'une façon étrangement actuelle.

Les travers décrits, la tentation du repli, la complaisante fatigue intellectuelle, les élites sclérosées, la population désunie, divisée et démobilisée, les mesquineries corporatistes, la préférence pour la théorie face à la réalité, etc.

Tout ceci peut s’appliquer à la France de 2024.

Aujourd’hui chacun exige une part du gâteau même s’il n’y a plus de gâteau, et ceux qui en ont déjà reçu une ou plusieurs en réclament tout autant (nous sommes le troisième pays au monde en nombre de millionnaires).

On bavarde en regardant ailleurs face à l’ennemi intérieur et l’on refuse aussi de se rendre compte que l’on n’est plus capables de faire face à un ennemi extérieur.

Dans le livre de Bloch court en idée de fond la responsabilité, le devoir, la nécessité de mouiller sa chemise, éventuellement avec du sang.

Et il y a le constat d'une dérobade généralisée de ses contemporains face à ses nécessités.

Les cinq années qui suivirent montrèrent assez la justesse du diagnostic.

Toutefois, on peut quand même, et on doit, pondérer ce discours en se rappelant que c’est aussi un trait de notre caractère national que de se flageller et de ne voir que ce qui ne va pas.

La France est hantée par l’idée de son déclin, la littérature en est pleine depuis des siècles et si toutes les prédictions des Cassandre qui se succèdent s’étaient réalisées nous n’existerions plus depuis longtemps.

Je ne vais pas me contredire et critiquer ce livre, si essentiel et juste qu’on l’étudie encore de nos jours, mais je veux profiter de cette évocation pour souligner que notre déclin est aussi et peut-être surtout relatif.

Si nous perdons de notre aura, de notre puissance et de notre prestige, c’est aussi que nos concurrents montent ou remontent.

Par exemple, la Chine ne fait que retrouver le rang correspondant à son poids sur cette planète, qu'elle avait perdu face à l'extraordinaire expansion européenne, mais c’est finalement son retour qui est logique.

Les étrangers honnêtes et qui aiment un minimum notre pays s’étonnent d'ailleurs régulièrement de ce trait de caractère.

Ils soulignent qu’objectivement la vie dans l’Hexagone est tout de même plus agréable que la moyenne sur cette planète, que les trains fonctionnent, que les gens sont soignés, qu'on peut s'exprimer, qu'on mange, etc. 

Et il est bien des pays plus déglingués que le nôtre qui sont pleins de gens fiers et confiants en leur avenir. Ceci pour dire que c’est sans doute une question de mentalité ou de perception.

A l’heure où l’on sait que l’optimisme et la prise de risque sont essentielles, cet état d'esprit défaitiste et pessimiste est un désavantage certain pour la France.

Je conclurai en revenant sur le rapport qu'entretenait Bloch avec son pays.

Pour ce juif athée, il était français, simplement, exclusivement et entièrement français. Avec cette certitude allaient le sens du devoir, un attachement viscéral et un patriotisme qui laissent songeur aujourd’hui, quand le drapeau tricolore est un symbole fasciste pour une partie de la population et le symbole d’une oppression ignoble pour une autre partie.

Cela m'a fait pensé à un échange d'articles de Slate entre un homme de ce modèle et un autre différent.

Personnellement je pense que nous avons à nouveau besoin de Bloch, de toutes origines et profils mais français de coeur dans le sens décidés à donner pour que leur pays marche.

Car pour faire face à ce monde dont la globalisation n’a enlevé ni les velléités impérialistes, ni le racisme et le fanatisme, l'état nation reste malgré tout le seul cadre qui marche à peu près pour redistribuer, protéger et organiser la société.


Précédents :

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mercredi 13 mars 2024

Cinéma (26): Chute libre, ou quand on perd complètement pied

En 1993 sortit le film Chute libre, de Joel Schumacher. A l’époque je suivais de très près l’actualité et j’avais noté l’étiquette « fasciste » si facilement donnée par la presse spécialisée, mais je ne l’ai vu que des années plus tard.

Pour résumer, c’est l’histoire d’un homme, William Foster, qui craque, qui a déjà craqué à l’intérieur, mais qui à partir d’un événement anodin va extérioriser d’un seul coup toutes ses rancœurs et toute sa colère, jusqu’à atteindre le point de non-retour.

Ce personnage est joué par Michael Douglas.

Coiffé d’une brosse incongrue pour l’époque, habillé de façon démodée et portant d’austères lunettes, il dégage dès le début du film une impression de rigidité, de conformisme et d’anachronisme, un peu comme s’il s’était évadé de l’Amérique des années 60, voire 50.

Ce sentiment de décalage se confirme lorsqu’on apprend qu’il s’agit d’un informaticien qui a travaillé pour l’état américain avant de faire partie d’une charrette de licenciement, et qu’il est également divorcé avec ordre de ne pas s’approcher de son ex-femme.

Sa chute libre va commencer lorsque bloqué dans un bouchon où il ne supporte plus d'attendre il quitte sa voiture pour rentrer à pied.

Ce voyage retour s’avère nettement plus compliqué et moins rapide que prévu, et riche en rencontres : il tombe successivement sur un marchand coréen, sur les membres d’un gang latino, sur un néo nazi et encore beaucoup d’autres.

Et à chaque fois la rencontre se passe à son détriment : le Coréen veut une somme astronomique pour la simple boisson dont il a besoin, les latinos veulent le planter et lui voler sa mallette, le néo nazi l’embarquer dans ses délires, partout où il passe il est au minimum contrarié, au maximum agressé.

Et à chaque fois, que l’irritant soit dérisoire ou gravissime, il ne le supporte plus et se révolte, opposant le monde tel qu’il le voit et le monde tel qu’il devrait être et/ou tel qu’il était dans son passé.
 
Il rejette la nouvelle réalité, comprend qu’il est passé du côté des perdants bien qu’il ait toujours suivi les règles du jeu, s’en indigne et ne l’admet plus.

Ses réactions sont de plus en plus violentes, et au fur et à mesure du film on le voit dépasser le stade de la raison, partir réellement en chute libre, en donnant l’impression qu’il le sait mais ne peut ni ne veut plus faire marche arrière.

Sans vouloir spoiler, le film finit mal.

Certains ont vu dans ce malheureux personnage une nouvelle resucée de Dirty Harry ou du Justicier dans la ville de Bronson (d’où l’étiquette de fasciste), d’autres le symbole d’une certaine Amérique WASP irrémédiablement en train de passer la main sans l’accepter.

Personnellement ce film a fait vibrer une corde sensible.

Au-delà de ce contexte de blanc qui se trompe d’époque et qui me parle beaucoup, au-delà de la jubilation que provoque des réactions qu’on a tous rêvé un jour ou l’autre d’avoir (exploser des délinquants à la batte de baseball ou faire sauter un embouteillage malvenu), j’ai surtout vu un homme qui perd complètement pied.

Ce sentiment d’être à bout, de ne plus en pouvoir du jeu social, des masques et des faux-semblants, du poids des obligations et des petites humiliations quotidiennes, je le comprends et je l’ai bien souvent ressenti.

Lorsque dans mon ancien appartement je tentais de dormir malgré la bande de racailles hurlant comme chaque nuit sur le parking avant de parfois faire cramer une voiture.

Lorsqu’une famille de Maghrébins sans billet bloquait l’accès aux toilettes du TGV et menaçait ceux qui essayaient d’y aller.

Lorsqu’un copropriétaire rejouait l’éternel même sketch pendant une assemblée interminable parce qu’il tenait à se faire mousser.

Lorsqu’un soir où, un peu trop fatigué, j’avais renoncé au vélo pour le RER et que je me suis rendu compte que le quai était une nouvelle fois noir de gens prêts à se jeter sur le premier train parce qu’une nouvelle fois il y avait un problème sur la ligne.

Etc.

Toutes ces choses ne sont pas forcément très graves mais mises bout à bout elles amènent à la saturation, d’autant plus qu’à chaque fois il faut prendre sur soi, faire quelque chose qui n’est pas « normal » parce que d’autres ne jouent pas le jeu du normal.

Ces cas-là me font penser à William Foster et je crois que certaines fois j’aurais fait sauter les wagons et mitraillé ces emmerdeurs si d’aventures j’avais eu comme lui ce qu’il fallait sous la main.

La vie en société, encore plus la vie urbaine en société et encore plus la vie francilienne en société sont une source de stress et de mécontentement, des millions d’occasions de se sentir heurté, agressé, humilié.
 
C'est dans doute encore pire quand on vient d'endroits moins denses, d’un milieu différent, qu’on est attaché à une certaine forme de civisme et éduqué dans un modèle méritocratique dépassé (que ce modèle ait correspondu à quelque chose ou non).

Dans ce grand bain urbain on n’a parfois plus envie de lutter, c’est tout simplement trop.

Au quotidien, parce qu’il faut bien doit vivre, on lâche sur certains points
pour gérer ces contrariétés récurrentes.

On se défoule sur ses proches, on mange trop ou mal, on se jette sur l’alcool, le chocolat, les joints, les écrans à haute dose.
 
On renonce au sommeil ou au sport. Ou au contraire on dort un maximum ou on se dépense sans frein.
 
On se gave de porno ou d'infos en continu.
 
On s’enferme dans des routines contraignantes dont on devient esclave.

Et quand tout cela ne suffit plus, on atteint le dernier stade, on lâche sur tous les points, on démarre la chute libre.

On peut tomber en dépression, se faire clochard, se suicider… ou devenir William Foster.

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Objets inanimés

Grâce à un sketch de mon cher Raymond Devos, j'ai eu connaissance du vers de Lamartine "Objets inanimés avez-vous donc une âme, qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?". Cette belle phrase m'a amené à me pencher sur le rapport que j'entretiens avec les objets.

J'ai grandi dans un milieu où l'objet justifiait son existence par son utilité.

Tant que quelque chose fonctionnait on le gardait, fût-ce sur plusieurs générations (ainsi des outils de jardin, des couteaux, des balais, des sabots, etc.).

S'il posait problème on le réparait autant que faire se peut, et quand il ne marchait plus on le jetait sans état d'âme.

J'ajoute qu'un objet n’entrait en scène que lorsque son prédécesseur lâchait: pas question d'avoir des doublons ou deux fois la même chose.

Et qu’un objet pouvait connaitre plusieurs vies.

Ainsi les draps étaient transformés en torchons à la première grosse déchirure, puis devenaient des chiffons servant à nettoyer le cambouis avant de servir à démarrer le feu pour un dernier service rendu.

Idem pour les bassines de granulés devenues des récipients pour les fruits ou des réceptacles de l’eau de pluie qui servirait à arroser en temps de sécheresse.

Et pour les objets élaborés, lorsque venait l’heure de les jeter, on les désossait systématiquement pour en récupérer ce qui pouvait l’être : portes ou fenêtres de maisons détruites, clenches de porte, vis et chevilles prélevées sur un meuble, chutes de fil de fer, interrupteurs, que sais-je encore, certains pouvant être réutilisés dix ou vingt ans plus tard, en cas de besoin.

Le corollaire de ce mode de fonctionnement c’était la sobriété. Vu qu’on faisait tout durer, on achetait peu et on achetait rarement.

Ces comportements, qui ont sans doute été ceux de la majorité des gens jusqu'aux années 60 et qui sont longtemps restés assez courants à la campagne, ont fini par devenir assez atypiques à l'heure de l'ultra consommation.

Je les ai pour partie gardés, en mettant de l’eau dans mon vin étant donné le manque d’espace où stocker (j’habite en appartement) et du fait que je vis avec quelqu’un aux habitudes radicalement opposées aux miennes.

Et pour l’aspect sobriété, qui devient ironiquement à la mode, je l’ai longtemps été pour des raisons pragmatiques : je possédais peu de choses, j'avais de très petits moyens, peu d'argent à moi et j’étais loin des centres de consommation.

De ce fait la possibilité d'acheter ce qui pouvait me faire envie était limitée.

Il me fallait généralement calculer, faire un budget et attendre avant de pouvoir m'offrir un objet que je désirais, ou de me le faire offrir par mes parents, qui ne faisaient de cadeaux qu’aux anniversaires ou à Noël.

Sans compter qu’il fallait que l’objet en question soit physiquement disponible.

Malgré cette éducation ou à cause d’elle, j’éprouve un attachement très fort envers certains objets, dont la perte peut quasiment être un drame pour moi.

Cet attachement n’a généralement rien à voir avec leur prix. Il s’agit plutôt d’objets auxquels est attachée une histoire.

Ils y a d’abord ceux qui me lient à mon passé familial.

Chez mes parents, un porte-manteaux éléphant près de mon ancienne chambre d’enfant, le vieux view-master que mon père a conservé depuis plus de 60 ans, des tableaux peints par le grand-père de ma mère, l’étau de maréchal-ferrant de mon arrière-grand-père, tous ces objets par exemple font réellement partie de moi.

Les jumelles de théâtre d’un grand-père que j’ai peu connu et que m’a données sa veuve, le canif d’un autre grand-père ou un vieux placard qui trônait chez mes parents et auquel je ne peux renoncer (il a fini dans ma cave) sont aussi des cadeaux devenus précieux pour moi.

A coté d'eux, il y a également les objets qui sont attachés à un épisode de ma vie, le résultat de longs efforts ou bien une surprise qui m'avait touché.

Parmi eux il y a évidemment les cassettes audio dont j’ai parlé dans un précédent post.

Les concernant, je me souviens généralement encore aujourd'hui de qui m’a prêté l’original ou de l’endroit où je l’avais trouvée, des conditions dans lesquelles j’avais fait la copie, à la suite de quelles économies j’avais pu l’acheter, ce qu'il y avait dessous si la cassette était réutilisée, ou encore quel était mon état d’esprit quand je l’écoutais.

Récemment l’une d’entre elles m’a lâché pendant que je faisais du sport. Cette "mort" m’a peiné beaucoup plus qu’elle n’aurait dû car elle me rappelait des années fortes.

Une autre cassette qui m’a fait le coup quelques temps plus tôt portait la dédicace que l’ami qui me l’avait offerte à l’époque avait inscrite, et là encore j’ai ressenti comme un deuil.

Certains vêtements ont également une valeur de fétiche pour moi, toujours pour les mêmes raisons.

Je porte encore aujourd’hui deux tee-shirts datant de mon adolescence et malgré un piteux état je n’arrive pas à m’en séparer.

J’ai mis aussi des années à renoncer à un short dans lequel je ne rentrais plus (et ne rentrerai jamais plus) car le moment où on me l’avait offert avait compté pour moi.

Et j’ai toujours un pull tricoté avec peine par ma mère, que je ne porte plus mais que je chéris à cause d’elle.

Les jouets sont un autre exemple.

Je conserve précieusement la boite de playmobils customisée où j’avais organisé mes modestes possessions en un système de sous-boites et de tiroirs-boites d’allumettes collées à l’intérieur, et que j’avais décorée à l’extérieur en y collant des images des autres playmobils qui me faisaient envie.

Et il y a bien sûr les cadeaux de mes enfants reçus pour les fêtes et anniversaires, témoignages précieux du temps qui file et de cette époque magique de la petite enfance.

Au final, je sais que l’on n’emmène pas ses possessions au tombeau, je suis convaincu qu’on finit par être possédé par ce que l’on possède et la vie minimaliste est l’un de mes fantasmes.

Mais en même temps, il y a chez moi un collectionneur contrarié, et j’éprouve pour ce que je possède un attachement parfois très fort, au point que la perte d’un objet ou sa détérioration peut m’être un déchirement disproportionné.

L’homme est paradoxe et je suis un homme.

vendredi 8 mars 2024

Livres (34): La nuit des dragons

Certaines lectures d'enfance vous marquent, parfois à vie.

C'est le cas du livre dont je parlerai aujourd'hui, La nuit des dragons de Sigrid et Fred Kupferman. Il m'avait été offert pour le Noël 1986 par la paroisse protestante à laquelle j'appartenais, et je l'avais bien vite dévoré.

J'ai déjà parlé dans deux anciens posts du protestantisme français, de cette singulière communauté à l'histoire riche et tragique. Ce livre est une parfaite illustration du deuxième adjectif.

La nuit des dragons raconte en effet l'un des pires épisodes qu'elle eut à traverser, lorsque par l'Edit de Fontainebleau, Louis XIV décida d'éradiquer cette confession en France.

Cet édit avait pour but d'annuler définitivement l’Édit de Nantes, qu'on présente généralement de manière plus positive qu'il ne l'était puisque s'il reconnaissait le droit à l'existence des protestants, il mettait tout de même en place une sorte de dhimmah catholique et faisait des huguenots des citoyens de seconde zone.

C'est donc pour ramener ces derniers dans la juste foi que le Roi Soleil mobilisa ses dragons. Ceux-ci furent envoyés dans les régions protestantes avec pour mission de convertir les égarés par tous les moyens sauf la mort.

De par la loi, les hérétiques étaient obligés de loger et nourrir les soldats et d'obtempérer à tous leurs désirs tant qu'ils n'avaient pas signé leur résiliation. On appela cette charmante méthode de conversion dragonnades, et elle obtint des succès rapides et certains.

La nuit des dragons raconte l'histoire d'une famille huguenote des Cévennes, les Mazel, qui se voit obligée d'accueillir ces missionnaires en armes.

Très pieuse et fière, la mère, une veuve, se refuse à entrer dans le jeu des soudards et accepte tous leurs desiderata avec courage et résignation.

Son courageux aîné, Antoine, est partagé entre la colère, le désir de soutenir sa mère et sa petite sœur, qui n'y comprend rien, et l'envie de fraterniser avec ces hommes, notamment l'un d'entre eux, un Parisien au bon cœur qui ne goûte guère sa mission.

Les jours passent, et tout le bien de la famille part dans les ventres des soldats qu'il faut inlassablement nourrir, mais la mère refuse la conversion. Jusqu'au jour où le chef ordonne à ses troupes de jouer du tambour toute la nuit autour de la petite.

Devant la terreur de son enfant, la mère finit par abjurer.
 
C'est toutefois une conversion de façade, puisqu'elle continue à pratiquer sa foi en cachette, s'impliquant dans la sauvegarde de sa communauté devenue clandestine.

Jusqu'au jour où elle se fait prendre. Le châtiment est terrible: elle est emprisonnée avec d'autres récalcitrantes et sa fille est donnée à une famille catholique chargée de lui laver le cerveau. Quant à Antoine il réussit à s'enfuir avant d'être pris.

S'ensuivent bien des péripéties: il travaille pour un marchand ambulant, il croise un camisard tueur de catholiques (je crois qu'il s'agissait d'Abraham Mazel) puis, tentant la fuite vers un des pays du refuge, il se fait lui aussi attraper, piégé par un faux guide.

Ce dernier n'a guère le temps de profiter de sa récompense puisqu'il est embroché par un dragon révolté par sa duplicité et le boulot qu'on lui fait faire, et qui ne peut dominer sa répugnance pour le traître.

Or ce soldat, qui est immédiatement condamné à mort, s'avère être celui qui avait sympathisé avec notre jeune héros lors des dragonnades.

Il confie à Antoine sa vision simple, épicurienne et tolérante du monde, disant ne pas comprendre le sérieux excessif des protestants face à une vie qui charrie suffisamment de misère pour qu'on n'en boude pas les plaisirs quand c'est possible.

Le jour de sa pendaison, le malheureux entonne en public une complainte sur la galère d'être soldat (j'ai découvert des années plus tard que ce titre était chanté par Mélusine) entraînant une émeute gigantesque où périssent son cruel chef et un garçon malveillant du village des Mazel.

Quelques temps après, Antoine trouve l'amour auprès d'une catholique bienveillante et humaine, qui assouplit un peu ses convictions.
 
Il revoit également sa mère, brisée par le chagrin et la captivité mais toujours fervente, et qui a fini par trouver un équilibre dans un monastère dont les soeurs tolérantes et respectueuses l'ont recueillie.

Quant à sa petite soeur, elle n'a plus que des souvenirs fugaces de son passé. Le livre se termine sur une fin ouverte.

Cette lecture a énormément marqué l'adolescent croyant que j'étais.

Je me suis naturellement identifié à Antoine, à son attachement à sa foi, à sa révolte et à ses doutes.
 
Mais le personnage qui m'attira le plus dans ce roman était le dragon tueur du traître, cet homme qui rejetait les dogmes et dont l'humanité et l'appétit de vie me semblaient infiniment plus attirants et justes que tout dogmatisme écrit dans le marbre.

Avec le temps et l'expérience, j'ai pris du recul et vu cette histoire pour ce qu'elle était, une histoire, avec des faits réels et des invraisemblances, mais je crois que je n'ai jamais cessé d'osciller entre Antoine et le dragon.

La nuit des dragons, en plus d'être un livre palpitant, constitue une bonne dénonciation de l'intolérance religieuse, et refusant tout manichéisme, il donne une leçon de vie toujours pertinente aujourd'hui.

La douloureuse enfance de l'auteur a certainement joué dans le choix
pour son histoire de ce contexte historique si rarement évoqué en France.

Son père, juif, est en effet mort à Auschwitz alors que lui-même était caché dans une école catholique.

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jeudi 7 mars 2024

Livres (33): La société du spectacle (Debord), L'empire du bien (Muray) et la critique facile

Il y a quelques années je me suis attaqué au livre mythique de Guy Debord La société du spectacle, le chef-d’œuvre de la pensée de ce fondateur de l'Internationale Situationniste qui marqua, semble-t-il, les penseurs dans les années 60.

Plus tard, j'ai également lu L'empire du bien de Philippe Muray, qui dans un style plus fluide et moins jargonneux, m'a tout de même rappelé les idées du premier.

A ce que j'ai compris de ces essais, pour ces deux penseurs, la société a été remplacée par des copies de la société, des artefacts creux, et les gens qui la composent ne vivent pas mais copient la vie, selon les injonctions venues du monde publicitaire/marketing et/ou de la version de l'état que nous connaissons.

Dans les romans de Michel Houellebecq et dans ce que j'ai pu lire de Beigbeder, on trouve aussi cette critique d'une société occidentale qui s'est vidée de son sens et de ses valeurs.

Tout cela est très intéressant, souvent juste et bien écrit, mais finalement, outre que ces critiques ne datent pas d'hier non plus (pensons à Huysmans ou Bernanos) j'ai envie de dire Et alors? Quelle est ta solution? What's next?

En fait, ma remarque c’est que critiquer est facile, même si la critique est fine, puissante et élaborée, et même si dénoncer est nécessaire. Mais à quoi cela aboutit-il si on se contente de ça?

Tous ces contemplatifs dénonciateurs mouillent-ils la chemise pour essayer de faire en sorte que les choses aillent sinon mieux, du moins dans le sens qu'ils croient être mieux? Que proposent-ils, que font-ils concrètement?

Notre société est bien sûr imparfaite, incomplète, pleine d’inégalités.
 
Les défis à relever sont immenses, l'injustice insondable, mais il ne suffit pas de le dire et le répéter, il faut peut-être agir.

Ça me rappelle un vieux débat (dont j'ai déjà parlé) lors de la création des Restos du cœur, si controversés aujourd'hui.
 
On y voyait Romain Goupil critiquer l'idée pour des raisons politiques et Jean-Jacques Goldman lui répondre OK, mais les mecs qui sont dans la misère ils font quoi concrètement en attendant ton grand soir?

Au final, une solution imparfaite ou un bricolage est parfois préférable au grand système qui règle tout (et qui n’arrivera jamais) si ça permet de régler quelques soucis, de débloquer quelques situations, d’aider quelques gens.

En fait, j'ai parfois l'impression que ce que détestent tous ces dénonciateurs, ce sont paradoxalement les masses, les masses actives pour être précis, la culture de masse alors même qu'ils s'en réclament.
 
Et ils détestent surtout le fait que M. Toutlemonde, ce con, suit son propre chemin et les injonctions du patronat/de l’état/de la pub/etc. et plutôt que leurs démonstrations plus ou moins alambiquées à eux.
 
Derrière ça il y a quelque chose comme un rêve aristocratique non assumé.

D'autant qu'il se trouve que la plupart du temps le "peuple" joue le jeu du moment: il est conservateur, consommateur, suiviste, conformiste.

Plutôt que de dénoncer l'aliénation, d’embrasser la Révolution et le changement, que celui-ci soit marxiste ou restaurateur d'un ordre prétendument traditionnel, le peuple, quand il aura le choix, va s'empresser de voter pour Péron, Napoléon III, Modi ou Erdogan.

En 1789 le peuple va bien vouloir abolir les privilèges mais pas remplacer l'église catholique par un Être suprême créé ex nihilo. Et quand le Roi reviendra, il le renversera à nouveau à sa première volonté de vrai retour en arrière. 

Dans l'URSS naissante, plutôt que de suivre les injonctions libertaires des premiers penseurs, le peuple va rétablir le couple traditionnel et les bonnes mœurs par le biais de ses commissaires politiques issus des classes laborieuses.
 
Et dans la Russie post-soviétique, pourtant en pleine glorification de l'église orthodoxe réhabilitée, il ne va pas renoncer à l'avortement de masse comme principal moyen de contraception.

Dans la Bolivie de Morales, le peuple va bien vouloir renverser l'ordre capitaliste blanc mais Il en profitera pour ressortir les archaïsmes sociaux précolombiens.

Etc.

Le pire c’est que lorsqu'on lui donne des droits et qu’on lui demande son avis, le peuple n'a aucune reconnaissance, que même il veut parfois confusément se venger, y compris de ceux-là même qui lui ont donné l'occasion de s'exprimer.

Ce petit détour pour revenir à mes penseurs, dont la critique, aussi brillante soit-il semble trop souvent ignorer la réalité des sociétés qu'ils critiquent.
 
Cette réalité , c'est que toutes les sociétés si elles sont effectivement travaillées par des forces issues de différents mondes et courants, souvent contradictoires entre elles et jamais systématiques, sont avant tout composées d'êtres humains.

Ces humains sont généralement terre à terre, court-termistes et matérialistes, parce que comme le chantait Brassens bien souvent la vie est à peu près leur seul luxe ici-bas.
 
Alors oui, le spectacle qu'offre la société est souvent déprimant et révulsant, mais c'est ainsi que sont les sociétés et ainsi qu'elles seront toujours.

L'ordre du monde a l'instant t est toujours critiquable, mais c'est seulement avec le temps qu'on peut voir ce qui en était valable et ce qui ne l'était pas.

Et ce n’est pas en se contentant d'en ricaner d’en haut que les choses vont s’améliorer, ni en pondant des analyses hors sol, protégé par son statut, son éducation ou ses relations.

vendredi 1 mars 2024

Cinéma (25) : Le sixième sens, et la vie avec les morts

Des années après tout le monde, j’ai vu l’émouvant film Le sixième sens, où Bruce Willis montrait qu’il savait jouer autre chose que les John McClane.

[SPOILER alerte] Je vais dévoiler dans ce post le point essentiel de l’intrigue. Si vous voulez voir ce film, ne me lisez pas. [/SPOILER alerte]

Le héros du film est un petit garçon qui a l’étrange faculté de voir les morts après leur décès, lorsque ceux-ci errent parmi nous, tourmentés pour une raison x ou y.

Cela m’a fait repenser à la mort, cette inexorable niveleuse qui fait que tout le monde finit son passage ici-bas de la même façon, l’âge et les modalités variant mais pas la chose en elle-même.

Quand on est petit, la mort est tout d’abord une abstraction, une autre forme de l’absence. Mes premiers morts ne m’ont guère marqué, me laissant quelques images fugaces en tête, un peu comme un film une fois qu’il est terminé.

Puis lorsqu’on grandit et qu’elle frappe dans le noyau dur des proches, la Camarde devient plus concrète et cruelle.

Pour moi, le premier vrai deuil fut la perte d’un grand-père que je connaissais finalement assez peu et qu’un infarctus a emporté quand j’avais 11 ans.
 
Quand j’y repense aujourd’hui, je ressens encore la douleur, la révolte et la peur qui m’avaient saisies et je me souviens de la très longue période dont j’avais eue besoin pour me remettre.

Enfin, avec le temps la mort commence à faire partie de notre univers, elle devient presque une familière malgré les fois où un trépas nous blesse ou nous révolte plus que d’autres.

Le décès d'un frère quadragénaire il y a bientôt dix ans a ainsi été une épreuve majeure pour moi.

Avant cela, à l’adolescence, j’ai été marqué par la chute fatale d’un collégien dans les escaliers de sa maison, puis par l’accident de voiture qui avait emporté l’épouse et la fille unique de mon professeur de sciences naturelles au lycée.

J’ai été aussi bouleversé par la fin d’une collègue alcoolique et dépressive, décédée d’un accident cardiaque sur mon lieu de travail et par la leucémie d’un animateur du centre de mes enfants.

Mais au fond vieillir c’est connaitre de plus en plus de morts, au fur et à mesure qu’on avance et que les générations s’effacent.

Aujourd’hui tous mes grands-parents, qui seraient maintenant centenaires (ma dernière aïeule est morte à 99 ans), ne sont plus de ce monde.

Dans ma famille il y a déjà beaucoup de « trous », dans les amis et collègues également. 
 
Beaucoup de connaissances personnelles sont parties, mais aussi des artistes, des hommes politiques ou des personnalités dont j’ai connu l’apogée.

Devant certains décès, on se surprend à être complètement indifférent, pour d’autres on se dit « Tiens, ça y est », il arrive même qu’on ait cru la personne décédée depuis longtemps.

Il y a des morts qu’on culpabilise d’avoir « ratées », qu’on n’a pas notées, occupés qu’on l’était par nos vies.

Parmi ces départs certains se font en quelque sorte en catimini, ils ne changent pas la vie ou la face du monde.

A l’inverse, d’autres sont des tremblements de terre, dans le sens où la personne qui part était un élément central de son époque, une grande figure, un point de référence.

Je sais avoir été marqué par la fin de Nelson Mandela, qui pour moi représentait une sorte d’espoir et une sagesse inégalée.
 
Dans un autre ordre d’idée, la mort de Johnny Hallyday, m'a fait sentir que la génération de mes parents commençait à passer la main.

Plus récemment le décès récent de la reine d’Angleterre est aussi une page de notre monde qui se tourne.

Contrairement à la plupart des gens de ma génération, j’ai vu très tôt la mort puisque j’ai grandi dans un milieu d’éleveurs.
 
Chaque année plusieurs bêtes mourraient et, passant du temps dans les abattoirs ou chez les équarrisseurs, j’ai vite su ce que cela signifiait concrètement.

J’ai également vu mes grands-parents, chez qui j’habitais, décliner, s’éteindre et mourir, loin du déni et de la dissimulation de la mort propres à notre époque.

Je ne sais pas si ça me donne un avantage ou si ça m’aidera quand l’heure viendra, mais j’ai une vision sans doute un peu plus fataliste et clinique de la fin que beaucoup.

Selon le cliché, les gens ne sont pas complètement morts tant qu’ils vivent dans le cœur de quelqu’un.

Moi je ne vois pas les morts comme le héros de Sixième sens, mais ils me sont de plus en plus familiers et ils reviennent régulièrement hanter mes rêves.

Je ne sais pas encore réellement ce qu’est la vieillesse, mais je suppose que peu à peu ces disparus deviennent omniprésents, qu’on les sent parfois plus proches que les vivants et que quelque part c’est peut-être eux qui nous emmènent quand on baisse la garde.

Que se passe-t-il ensuite ?
 
Les morts poursuivent-ils une forme d’existence comme nous le clament tant de religions ? 
 
Nous voient-ils, nous entendent-ils, dorment-ils en attendant le Jugement Dernier, reviennent-ils en se réincarnant ou sous forme d’esprits ?
 
Ou bien pourrissent-ils seulement, comme tout autre créature vivante ?

Certains sont convaincus qu’on ne disparait jamais.
 
D'autres disent communiquer avec les morts, que ce soit par transe ou spiritisme.
 
D’autres ressentent la présence permanente d’un cher défunt à leurs côtés, défunt parfois plus réel pour eux que leur contemporains.

Je sais avoir été interloqué par une dame qui parlait à Baudelaire en arrosant les fleurs sur sa tombe, par la rencontre avec des tourneurs de table certains d’être entrés en contact avec leurs ancêtres ou des célébrités, ou encore par ces veuves d’artistes affirmant haut et fort qu’ils leur parlaient encore.

Personnellement je doute, même si j’ai tendance à penser qu’une fois finie, la vie est bien finie, aussi dure l’idée soit-elle. Encore que la pensée que tout finira peut aussi être rassurante par certains aspects.

Je ne les vois pas, mais dans mon cœur et mon esprit, dans mes souvenirs et dans mes rêves, « mes morts » sont présents, certains me manquent, d’autres s’effacent lentement.

Que je les rejoigne un jour ou non, j’ai cependant une certitude, c’est que mon tour viendra.

L'impossible "Autre"

Entre les attentats, les migrants et une actualité tendue (ce post a été commencé il y a fort longtemps, même si les choses n'ont guère changé), l'extrême droite revient un peu partout sur le devant de la scène, et avec elle bien sûr, tous ses opposants.

Lors des discussions que j'entends parmi ces derniers, il y a quelque chose qui me frappe depuis toujours. C'est l'impossibilité pour eux d'imaginer les partisans de leurs ennemis autrement que comme des gens stupides, abusés ou fous.

C'est un peu comme s'ils souffraient d'une maladie, qu'ils n'étaient pas vraiment des humains comme les autres, qu'il était impossible voire honteux de les écouter ou de leur parler, qu'ils ne pouvaient être rationnels, intelligents ET d'extrême droite en somme, et que s'ils étaient de bonne foi, c'est qu'ils étaient abusés.

Du coup lors des débats ou rencontres, il y a une espèce de réaction outrée, épidermique et systématique, une volonté d'agresser, de ne même pas entamer le débat, un peu comme si l'on avait devant soi une monstruosité à laquelle ne s'appliquent pas les règles communes.

Je me souviens très jeune avoir été frappé par cet état d'esprit qui fait perdre tout sens critique ou réaction à froid.

Je me rappelle notamment avoir vu Jean-Marie Le Pen se faire huer par Foddé Sylla dès qu'il prenait la parole lors d'un débat télévisé, et avoir trouvé cela débile, voire choquant, alors qu'en pleine période Touche pas à mon pote je haïssais moi aussi profondément cet homme politique et ce qu'il représentait.

Paradoxalement, cette attitude de déni d'humanité, de mise à l'écart ressemblait justement beaucoup aux discours des extrémistes sur les immigrés que dénonçaient les chahuteurs du FN dans cette émission.

Ces comportements sont irrationnels. C'est un peu comme s'il y avait une crainte de contagion, une peur de se pervertir, presque quelque chose d'un interdit religieux.

Peut-être est-ce aussi la peur que l'autre nous trouble?

Aujourd'hui le nazisme a encore une aura diabolique, dans le sens où ça reste une sorte de tabou ultime en Occident, un nouveau diable, comme je l'ai évoqué il y a longtemps.

Pourtant il y eut bien des nazis rationnels, intelligents et convaincus, comme on peut trouver des équivalents parmi les adeptes de Lénine ou aujourd'hui chez les islamistes.

J'ai été très frappé par l'histoire du psychiatre chargé d'étudier la santé mentale de Goering au procès de Nuremberg. Découvrant avec stupeur que l'homme qu'il étudiait ressemblait à un Américain travailleurs et patriote, son monde s'est écroulé.

Les autres spécialistes qui se sont penchés sur la question (ICI sur une analyse psy, ICI une autre sur le profil des Gestapistes) sont désespérément arrivés à la conclusion que c'était des gens ordinaires, concluant à cette banalité du mal si troublante, rendue célèbre par Hannah Arendt.

Lire les livres de Svetlana Alexievitch produit le même effet vis-à-vis des monstres de l’État soviétique, et nous en aurons probablement d'autres illustrations quand la fièvre islamiste sera tombée (si elle tombe).

La réaction irrationnelle que je décris est sans doute liée à la peur de remettre en question sa vision du monde.

La Gauche a longtemps sanctifié l'ouvrier avant de se rabattre sur l'immigré.

Dans les deux cas, on parle pour lui, on le considère aliéné, dominé, objet de forces qui le conditionnent et non sujet de sa vie, comme un égal.

On pose comme postulat que l'on sait ce qu'il désire : l'ouvrier veut se libérer des chaines du capitalisme, l'immigré veut pleinement devenir un national assimilé, suivant des schémas que l'on a établis sans lui.

La libération de l'ouvrier et son bonheur dépendent de la Révolution et exclusivement, et c'est ce qu'il souhaite.

L'intégration pleine et réussie de l'immigré dépend de l'attitude de la société d'accueil, et exclusivement, et c'est ce qu'il souhaite.

Mais un jour on tombe sur des ouvriers qui veulent s'enrichir, qui croient au capitalisme et qui sont conservateurs.

Mais un autre jour on tombe sur des immigrés qui n'ont que mépris pour la société d'accueil, ou qui tout simplement entendent vivre comme chez eux sans vouloir être nous.

Alors pour ne pas accepter ces fausses notes qui remettent en cause le bel édifice intellectuel on ressort l'explication psy ou sociale : ils sont victimes de la "société".

Les opinions que je cite n'ont évidemment que peu à voir avec le nazisme, mais c'est le même processus de déni.

On refuse la possibilité que l'autre puisse être réellement différent, et quand cette différence dérange vraiment, l'hostilité devient irrationnelle.

Mais l’Autre existe bel et bien, dans sa subjectivité.
 
Il n’est pas automatiquement comme on le souhaite, il n’est pas forcément d’accord et peut même être hostile, son point de vue n’est pas forcément « logique » et peut être dérangeant, il n’y a pas forcément de moyen de le changer ou de le convaincre.

Le nier ne le fera pas disparaitre, le déshumaniser ou le boycotter non plus.

Si c’était le cas, les extrêmes droites indigènes ou immigrées auraient depuis longtemps disparu de notre paysage au lieu de se renforcer chaque année.

Admettre cette altérité et la regarder en face est un prérequis incontournable.