mercredi 24 avril 2024

Livres (36) Sastre La haine orpheline et le harcèlement - "Eux" et "nous"

Il y a peu je parlais avec une chrétienne pratiquante de ce qui m'avait éloigné de la religion et ce qui me faisait m'en méfier et souvent la rejeter.

Au final j'ai trouvé que le meilleur résumé de ma réticence était la formule "eux contre nous".

Les religions abrahamiques portent en effet en elle un germe totalitaire, qui s'épanouit plus ou moins selon l'époque et le contexte.

Le fait de détenir LA vérité, qui est unique, est lourd de conséquence. Cela implique une supériorité sur ceux qui ne la détiennent pas et sur ceux qui volontairement ou non, ne suivent pas les règles liées à cette vérité.

Plusieurs attitudes sont possibles vis-à-vis de ces derniers.

On peut souhaiter les convertir de gré ou de force, si la religion le permet ou l'encourage. Le christianisme et l'islam sont dans cette configuration, ce qui est une des explication de leur succès, tandis que la religion mère, le judaïsme, ne l'est pas (ou ne l’est plus selon certains historiens).

On peut les mépriser et les ignorer pour s’en préserver: les salafistes, les amish et les juifs orthodoxes donnent trois exemples de stratégie d'évitement et d’entre soi, évitement qui pose généralement tôt ou tard des problèmes à la société majoritaire.

On peut enfin les maudire et vouloir les détruire en tant que communauté. J’ai lu dans l'ancien testament des passages où Dieu demande explicitement au peuple élu d'exterminer telle ou telle tribu, allant jusqu'à punir toute indulgence à leur égard.

Ces passages ont été repris par beaucoup de "peuples élus" sur la planète pour justifier leurs conquêtes.

Il y a les sionistes religieux, évidemment, puisqu'ils considèrent que la Torah est leur histoire, que les ordres de Dieu sont toujours d'actualité et qu’eux seuls sont légitimes dans une Palestine plus ou moins élargie.

Mais il y en a aussi beaucoup dans le monde protestant, dont les membres sont de gros lecteurs de l'ancien testament.

On peut citer les Afrikaners dans leurs rapports avec les kaffirs qui les précédaient en Afrique du Sud, ou les Américains avec leur théorie de la destinée manifeste justifiant génocide et relégation des indigènes.

Je connais peu les textes et théories orthodoxes et je n'ai pas lu le Coran, mais le messianisme russe, porté par l'idée de Moscou la troisième Rome, et les conquêtes de l'islam procèdent aussi de cette nécessaire domination/destruction du monde païen/kouffar.

D’autres oppositions naissent lorsqu'au sein d'une même religion apparaissent des divergences d’interprétation. Chaque groupe défend alors sa vérité, la seule valable, naturellement.

Ainsi au cours des siècles l'église catholique a-t-elle été parcourue de schismes et d'hérésies, toutes farouchement combattues.

Certaines branches, comme les cathares ou les jansénistes, ont été tout simplement détruites.

D'autres ont donné naissance à des versions concurrentes du christianisme.

Ainsi le schisme de 1054 avec le monde orthodoxe n’a jamais été annulé : les deux blocs existent toujours aujourd'hui.

La Réforme fut une autre déchirure. Les guerres qui la suivirent ensanglantèrent l'Europe et ses dépendances pendant près d'un siècle, et la rivalité qui a remplacé les combats ne s'est un peu atténuée que très récemment, avec la déchristianisation et la concurrence de l'islam.

Cette dernière religion a elle-même connu ses propres schismes, le plus important étant l'apparition du chiisme, en guerre plus ou moins permanentes avec les sunnites jusqu'à nos jours.

L'islam est d'ailleurs aujourd'hui la proie de ce puissant mouvement de fermeture au reste du monde  dont je parlais, la dichotomie halal/haram y devenant de plus en plus centrale, et de plus en plus problématique dans un monde où les contacts entre communautés vont croissants.

Au-delà du religieux à proprement parler, on trouve ce même phénomène de "eux contre nous" dans les religions civiles, censément détachées du sacré, que l'on trouve surtout à gauche. Le communisme était (est?) une forme de religion, dont le fanatisme, le sectarisme et les excès n'ont rien à envier aux gens du livre.

A l'image des Torquemada ou des sultans les plus rigoristes, les adeptes de Lénine pratiquèrent en effet l'excommunication, le contrôle de la pensée, combattirent impitoyablement les déviants et les tièdes et se donnèrent pour but d’exterminer leurs adversaires, les "mauvaises classes".

Des études suggèrent même que les gens de gauche cherchent plus spécifiquement leurs partenaires sexuels ou sentimentaux en fonction de leurs idées, un peu comme une musulmane s'interdit toute relation sentimentale avec un kouffar...

Ceci étant dit, est-ce que ce "eux et nous" est spécifiquement religieux/idéologique? Est-ce que ça ne va pas un peu plus loin que ça et que ça n'est pas tout simplement intrinsèque à notre espèce?

C’est cette réflexion qui m'amène à parler de La haine orpheline, l'étonnant livre de Peggy Sastre, auteure dont j'apprécie beaucoup les articles depuis plusieurs années.

Elle y expose la théorie aussi fascinante que dérangeante que nous sommes mus dans la plupart de nos comportements par la génétique et par notre état de primate se reproduisant sexuellement.

Via des articles de scientifiques (l'appendice est énorme) et des comparaisons avec nos cousins chimpanzés, gorilles et autres bonobos, elle souligne les réflexes conditionnés par la quête de perpétuation des gènes qui sous-tendrait nos existences.

Ce discours prend à rebrousse-poil les religieux pour qui la nature de l'homme est spéciale et les activistes modernes pour qui tout est construction, ces deux tendances ayant comme point commun de nier la biologie.

Avec Sastre, je pense que ces deux idéologies sont totalement fausses, et que l’existence de têtes de turcs, de dominants et de dominés, de violence expiatoire et d'intrigues chez les mammifères et singulièrement chez les primates prouvent bien que ces comportements nous sont communs.

Parmi les étonnants passages de ce livre, j’ai retenu le comportement des jeunes mâles chimpanzés.

Ceux-ci, lorsqu'ils étaient seuls, avaient tendance à raser les murs.

Lorsqu'ils se retrouvaient à deux ou trois, leur confiance augmentait et ils s'affirmaient plus facilement face à leurs congénères.

Enfin, lorsqu'ils étaient en bande, ils devenaient agressifs et querelleurs, roulant des mécaniques comme un vulgaire groupe de racailles, casquettes en moins.

Au final, c’est comme si l’agressivité était un besoin, une nécessité pour ces mammifères, et qu’étant grégaires et sociaux, l’existence de groupes d’adversaires était également indispensable pour que cette agressivité nécessaire puisse s'exprimer.

Ce livre est bien plus vaste que l'aspect "eux contre nous", mais il laisse entendre que le conflit est consubstantiel aux primates, si ce n'est aux mammifères, et qu'il a une utilité génétique.

Cela semble une donnée inévitable, et d'ailleurs le monde moderne ou moins moderne nous le prouve chaque jour.

Comme je le citais au début de ce post, les melting-pots ayant donné les pieds-noirs, les afrikaners et les états-uniens auraient-ils existé sans les Arabes, les Kafirs et les Amérindiens contre lesquels ces groupes se sont définis?

Israël réussirait-il à fédérer des juifs n'ayant que très peu en commun s'il n'y avait pas les Arabes contre lesquels se liguer? Et à l’inverse, qu’est-ce qui réunit de manière inconditionnelle les peuples arabes en dehors du combat pour la Palestine ?

Ce besoin d’un adversaire contre lequel tourner sa haine est utilisé par tous les régimes. Tutsis du Rwanda, Indiens de l’Ouganda, Ouïghours et Tibétains de Chine se sont tous retrouvés dans la peau de l’ennemi juré à détruire et les gens ont marché, indépendamment des intérêts sous-jacents (l'islam des Ouighours et le bouddhisme tibétain tombant à pic pour que Pékin justifie sa remise au pas de régions stratégiques).

Et en Europe, le nazisme avait besoin des juifs pour mettre en oeuvre sa vision du monde, comme le communisme utilisait les koulaks et assimilés pour faire passer la pilule.

Plus récemment et de manière plus policée, on constate qu’en Occident gauche et droite, qui correspondirent longtemps à des idées et modèles de société spécifiques, ont convergé et que leurs oppositions dogmatiques se sont émoussées.

A ce moment est apparue une nouvelle opposition entre localistes et mondialistes, et au retour de vieilles lunes nationalistes qu'on croyait avoir enterrées.

Et si un accord ou un équilibre entre ces deux tendances est trouvé dans le futur, gageons que de nouvelles oppositions, tout aussi existentielles, diviseront la société.

Avec La haine orpheline se posent les questions suivantes, lancinantes et dérangeantes.

Le conflit est-il une nécessité de notre espèce, qui ressurgira toujours de façon inévitable sous une forme ou une autre?

La haine est-elle un besoin au même titre que les autres interactions sociales entre êtres humains?

Un "eux" à haïr est-il indispensable pour bâtir un "nous"?

Sastre donne des pistes pour répondre à ces interrogations, qui en entrainent une autre, tout aussi essentielle: si c’est bien le cas et qu'elle est nécessaire, comment fait-on pour gérer la haine?

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dimanche 7 avril 2024

#Fauve et Papacito

En voiture, j’ai un jour entendu la chanson Infirmière. C'est un monologue qui raconte les difficultés d’un homme à trouver sa place dans ce monde sans l’amour de celle qu’il appelle son infirmière, amour dont il a un besoin éperdu et dont il semble qu’il soit privé.

Deux chanteurs y alternent des couplets en spoken word et un refrain chanté d’une voix ordinaire (d’ailleurs limite fausse quand elle pousse un peu), sur un fond musical feutré, avec beaucoup de basses, donnant une sensation d’intimité.

Je me souviens avoir été intrigué puis touché par ce titre, que j’ai réécouté plusieurs fois.

J’ai ensuite découvert qu’ils s’appelaient #Fauve, que c’était un collectif volontairement discret, qu’ils avaient pas mal de bonnes critiques (on parlait de "phénomène") et j’ai commencé à écouter d’autres titres.

Basiquement, ceux-ci tournent autour de la même thématique.

Y parlent de jeunes adultes parisiens modernes issus de milieux privilégiés qui ne supportent plus l’absence de sens de leur vie de jeunes parisiens modernes issus de milieux privilégiés.

Ces personnages sont bien intégrés, travaillent dans le tertiaire, ont des vies sentimentalo-sexuelles compliquées, sortent dans les bars, niquent tant qu’ils peuvent sans jamais s’engager et avec cynisme, tout en se dégoûtant pour ça et en rêvant de grand amour.

Ils critiquent leur génération, leur éducation, leur boulot, affirment être parfois au bord de la folie devant le grand écart entre vie et idéal.

Faiblesse et regrets en bandoulière, ils se révoltent, fût-ce à coups de psys ou médocs, de la révolte des faibles qui vous crachent leur faiblesse au visage, et le crient face au monde.

A l'opposé de #Fauve, j'aimais lire il y a longtemps le blog Fils de pute de la mode, disparu du web depuis un certain temps.

Je ne sais plus comment j’étais tombé dessus (il me semble me rappeler d’un article de Vice), mais il s’agissait d’articles humoristiques, cyniques et décapants sur divers sujets.

Son auteur, alors peu connu, est le controversé Papacito, influenceur d’extrême droite issu du sud-ouest de la France et rendu célèbre par Mélenchon.

Il y abordait différents sujets, la famille, les émo, la boxe, les dictateurs, le style, les relations entre communautés, le tout sur un ton énervé et parodique, terminant tous ses articles par un "Enculé, va !" devenu sa marque de fabrique.

A chaque fois, tout était prétexte à atomiser les discours faciles et agaçants de ses cibles favorites féministes, gauchistes, droits de l’hommiste, écologistes, "fragiles", etc., et à évoquer un bon vieux temps où les hommes débordaient de testostérone et où la violence était le mode de communication privilégié.

Parfois ses posts me choquaient, je n'ai jamais accroché à ses idées virilisto passéistes, mais il a une sacrée prose et me faisait souvent beaucoup rire.

Et je me souviens qu'un des articles parlait justement de #Fauve.

Il s'y interrogeait sur l'intérêt de surexposer ses échecs, de porter sa fragilité et ses plans ratés en étendard, soulignant que le sens commun recommandait plutôt de les dépasser ou a minima de les garder pour soi.

Cette remarque avait mis le doigt sur ce qui avait fini par me déranger en écoutant les titres de #Fauve, malgré parfois une identification pour certains des sentiments décrits par les protagonistes des chansons.

Loin de moi l’idée que tout homme doit être un John Wayne viril, dur à la douleur, bagarreur insensible et au sens de l’honneur aussi affûté qu’une lame.

Je reste convaincu que le modèle du mâle alpha fait et a fait beaucoup de mal et que, comme le disait Virginie Despentes dans son King Kong théorie, c’est un enfermement pour les hommes, de la même façon que le stéréotype de la Barbie girlie à la sensibilité forcément exacerbée et aux mensurations parfaites est une prison pour les femmes.

Mais il ne faudrait pas non plus que la remise en cause du modèle du "vrai mec" fasse tomber dans le travers inverse, et que l'exigence d'ultra virilité soit remplacée par une exigence d'ultra-fragilité et par l'obligation d'exhiber ses fêlures et ses doutes sous peine de mise à l'index.

J'ai parfois l'impression que c'est un peu ce qui se passe dans notre époque où l’on dirait que la valeur d’une personne est proportionnelle à son statut de victime, remplaçant le concours de la plus grosse bitte par celui de la plus grosse souffrance subie.

La santé mentale est un vrai sujet, savoir gérer ou soigner son mal-être est important, l’écoute et la compassion sont de bonnes choses, mais se sentir obligé d'exhiber ses plaies me met mal à l’aise.

Je pense même que ça se teinte parfois d'une forme de voyeurisme malsain et que pour certains ça peut même être un calcul permettant de discréditer son interlocuteur. 

C'est vrai à l'échelle des désormais centrales "communautés" (le livre Mon holocauste de Tova Reich explore cette idée jusqu'à la caricature), ça peut aller jusqu'aux personnes.

Je précise que je ne dis pas que les #Fauve sont de cyniques manipulateurs ni des exhibitionnistes frelatés, bien sûr. Je n'en sais rien, je ne le pense pas et ce n'est pas mon propos.

Mais au final, est-ce qu'exhiber ses points sombres et son douloureux vécu ne relève pas de la même démarche qu'exhiber ses muscles? N'est-ce pas "exhiber" qu'il faut retenir dans tout ça, est-ce que ce n'est pas aussi de l'égocentrisme?

Personnellement je suis un partisan de la pudeur, cette notion dévoyée par les bigots d'aujourd'hui et bien démodée, comme celle de la politesse.

Les gens sont divers et variés, et c'est très bien comme ça.

Je rêve du monde où le costaud et le névrosé (qui peuvent être la même personne d'ailleurs), disent bonjour sans se sentir tenus de vous balancer ni leur tour de biceps ni le résultat de leur psychanalyse dès la première rencontre.

J'attends le moment où l'on rangera les "fiertés" au placard, où avant de cracher qu'on est gay, musulman, trans, d'un bord politique ou l'autre, d'une ville ou l'autre, on se présentera comme M. ou Mme Untel, membre de la grande famille humaine.

J'espère enfin que lorsqu'on rencontre quelqu'un on cherche d'abord ce qui rapproche plutôt que ce qui sépare et qu'une bienveillante curiosité sans rentre-dedans préside aux premiers échanges.

Ni Papacito ni #Fauve, simplement un humain pudique, poli et pas dans la concurrence.

Aya or not Aya?

J'ai entendu parler d'Aya Nakamura il y a plusieurs années, quand elle commençait à triompher hors de l'Hexagone et que plusieurs journaux le rapportaient.

Je me souviens avoir été intrigué par le décalage entre son nom japonais et son faciès africain, mais bon, je suis vite passé à un autre sujet: de toute façon je suis définitivement largué depuis des années en ce qui concerne la musique, et puis j'ai dû me dire que c'était un truc à la Air ou Daft punk et que soit elle faisait de la musique sans textes, soit elle chantait en anglais.

Plus récemment j'ai reçu des blagues sur sa façon d'utiliser le français. J'appris par là que finalement elle chantait dans notre langue, ce qui rendait son succès international plus impressionnant.

En effet, à l'heure où même à l'Eurovision la plupart des candidats ont abandonné leur propre langue pour chanter en anglais (y compris les Espagnols, malgré leur nombre de locuteurs) ce n'est en effet pas banal de choisir une autre direction, et encore moins que ça marche.

Intrigué, j'ai donc écouté son tube Djadja...et je dois dire que je n'ai pas compris grand-chose à ce qu'elle chantait (!)

La base a l'air française, mais c'est truffé de mots anglais et d'autres d'origines que je n'identifie pas, les tournures me sont étrangères, c'est plein de l'argot des années 2010, etc.

J'aurais pu dire que j'ai été choqué, mais en fait les rappeurs qu'écoutent mes enfants m'ont produit le même effet, et puis chaque génération a son argot à elle. Je ne sais pas si celui de Nakamura est plus loin du français que les précédents, mais en tout cas ce n'est pas le mien.

En clair, petit coup de vieux: cette jeunette est le fruit de son époque et sa langue va avec.

A part ça, je n'ai guère d'avis. Ca semble être de la musique populaire dansable aux mélodies accrocheuses. Je serais bien emmerdé de devoir classer ça dans un genre (pop?), je n'aime ni ne déteste, si ça marche tant mieux pour elle.

Enfin sont arrivés les JO, et la rumeur que notre président lui aurait demandé de chanter pour l'ouverture, en reprenant du Piaf (à son choix il me semble).

Cette info a déclenché une de ces polémiques dont on a le secret et qui souligne les fractures de notre pays.

L'extrême droite et une partie de la population rejette catégoriquement l'idée que Nakamura représente la France.

Parfois c'est à cause de son usage de la langue, parfois c'est pour son style, parfois c'est par calcul politique et parfois c'est plus simplement par racisme, comme ceux qui ont lamentablement parodié sa chanson en rappelant qu'elle est née à Bamako comme si c'était une tare.

En face d'eux, il y a les nombreux antiracistes professionnels, qui ne la défendent et la soutiennent que parce qu'elle est noire, de manière tellement caricaturale et outrancière que c'est en fait une attitude tout aussi raciste que les racistes qu'ils dénoncent.

Je pense notamment à Anne Roumanoff, qui avait précédemment "défendu" Black M lorsqu'on l'avait déprogrammé aux commémorations de Verdun.

Dans les deux cas, peu lui importait la situation, ce qui comptait c'est que la personne était noire: toute critique est donc du racisme, point.

Le fait que Black M ait chanté que la France est un pays de kouffars mais qu'on le choisisse pour animer le souvenir de gens morts pour ledit pays ne la dérangeait pas: il est noir, donc c'est du racisme.

De même, le fait que les danses suggestives d'Aya Nakamura aient pu choquer Nicoletta c'est aussi forcément du racisme.

Etc.

Il est significatif de voir que ces deux camps ont eu un positionnement inverse pour la cérémonie d'ouverture de la coupe du monde de rugby.

Le fait qu'elle reconstitue une scénette de village de carte postale à la Amélie Poulain avec Jean Dujardin a effectivement été applaudi par les détracteurs de Nakamura, tandis que ses soutiens inconditionnels ont crié au chauvinisme rance, passéiste et raciste.

Autre guerre récente: la critique du hit de Michel Sardou Les lacs du Connemara par l'artiste de gauche Juliette Armanet, qui clamait son dégoût de ce titre "de droite".

A mon sens, la vérité c'est qu'aujourd'hui la France est double.

La France "éternelle", celle du village de Dujardin, celle que décrit Sellig dans ses sketches, celle des Tuche et du 14 juillet, celle des petites villes de province, celle qui prolonge et continue un long substrat sédimenté par les siècles existe toujours.

Cette France dite profonde sur laquelle crachait Diams n'est ni pire ni meilleure que son équivalent dans les autres pays.

Elle n'a pas à se justifier d'exister, elle est légitime et pas plus rance ou méprisable que tout autre peuple ou communauté, et elle a bien raison d'envoyer mourir les autoproclamés progressistes méprisants qui la voient comme des Deschiens, des gens suspects ou des déplorables pour paraphraser Hillary Clinton.

Pour autant, ça ne veut pas dire qu'elle est la France à elle seule.

La France c'est aussi les 100% urbains depuis des générations, les gens issus de mélanges/métissages improbables, les migrants venus d'ailleurs que l'Europe, descendants des peuples colonisés ou non, ceux à qui l'histoire a donné des pieds dans plusieurs endroits et qui sont réellement mondialisés, tous ces gens qui sur notre sol inventent autre chose, une autre version du pays.

Les tendances démographiques indiquent que cette France-là, qui est la France d'où est issue Aya Nakamura, pèse de plus en plus, déjà un quart des naissances depuis quasiment une décennie.

En ce sens, le choix de cette chanteuse n'est pas plus illégitime qu'un autre.

Prendre quelqu'un dont les titres, a ma connaissance, ne parlent ni de politique ni de religion, qui connait un grand succès et s'exporte peut être le symbole d'une France qui se regarde en entier, connectée au monde, moderne et métissée sans se renier.

On peut se dire que choisir cette image pour les JO, événement international et opération de marketing par excellence, n'est donc pas si débile.

Evidemment il y a aussi de bonnes raisons de ne pas la choisir.

Si elle chante en français, ce n'est guère dans la langue officielle de notre pays. On peut aussi effectivement la trouver vulgaire et trop sexualisée, penser que sa musique est faible, qu'elle n'a pas les épaules, etc.

Mais réduire ce débat à ses origines et au choix entre deux versions étanches et opposées d'un même pays est désolant.

Les deux France sont condamnées à se connaitre, à cohabiter, à vivre ensemble pour reprendre cette antienne devenue ridicule, à moins que l'on ne veuille devenir un Liban et/ou tôt ou tard imploser.

On n'a pas à choisir l'une ou l'autre, l'une contre l'autre, chacun peut ne pas apprécier ou critiquer quelqu'un qui vient de l'une ou l'autre, mais pas sur ce critère, pas sur ce qu'il est, pas sur son origine, son genre ou son aspect.

Ce qui doit compter c'est ce qu'il fait ou dit, et après c'est question de choix et de goût et le débat peut commencer.

Nous verrons donc si Aya Nakamura chante aux JO, mais personne ne sortira grandi de ce combat stupide, de cette régression tribale devenue si commune.

vendredi 29 mars 2024

Vieux

Il y a peu je suis allé voir l’expo sur Johnny Hallyday. Comme je l’ai précédemment écrit je n’étais pas particulièrement fan de l’artiste, mais le phénomène avait quelque chose de fascinant.
 
Sans surprise, mes co visiteurs étaient à 80% dans la deuxième moitié de leur vie, et 100% BBR. Les jeunes dont il était l’idole dans les sixties ne le sont évidemment plus, et même si sa fan base était impressionnante, elle était forcément vieillissante.

Quelques temps plus tard, de passage à Ostende, j'ai vu qu'il y en avait une autre consacrée au rocker local Arno, personnage lunaire et destroy que j’avais eu l’occasion de voir en concert il y a plus de vingt ans.
 
Né dans cette ville, il avait souhaité que ses cendres y soient jetées à la mer, et celle-ci lui rendait hommage par cette expo de photos.

Sans être un fan accompli, j’aimais sa voix âpre et sa folie, j'y suis donc allé.

Là encore il n’y avait que des gens plutôt âgés, tous blancs.
 
Et comme pour Johnny il y avait là d’anciennes fans (que des femmes), qu’on surprenait à chanter et/ou à danser, avec un air de défi rendu malaisant par les rides et le corps affaissé, tant l’association rock/rébellion/jeunesse reste un cliché ancré dans les têtes.

Enfin j’ai été faire un tour à la BNF, à qui l’un des membres du légendaire groupe punk Bérurier noir, qui a tant marqué mes années adolescentes et dont beaucoup de mes amis étaient fans à l’époque, avait donné un fond documentaire sur leur épopée anarcho-libertaire.

Rebelote, je me suis retrouvé entouré d’une foule de BBR aux cheveux gris à lunettes plus ou moins bedonnants, beaucoup à l’air un peu intello (je suppose que je rentrais dans le lot).
 
Il y avait un peu plus de jeunes qu'aux deux autres, sans doute du fait que c’était gratuit, mais je notais que leur attitude générale était ironique et moqueuse. J’ai même vu une jeune de l’âge de mon fils explosée de rire en écoutant le célèbre Porcherie live sur un casque.

Rire des Bérus ! Rire du groupe engagé par excellence, à l’odeur de soufre et de CRS, d’appels à la Révolution, à l’autogestion et la fin des frontières, rire de l’ennemi implacable du Front National !!

Et pourtant.

De même que les prestations d’Eddy Mitchell ou de Dick Rivers, rebelles des sixties françaises, nous faisaient rire au temps des Bérus rois, l’attitude et les combats de ces derniers paraissent d’une autre planète aux jeunes d’aujourd’hui, et ils le sont.

D’une part la France mondialisée, multiculturelle et désindustrialisée de 2024 n’a plus grand-chose à voir avec celle des années Giscard et Mitterrand, et d’autre part chaque génération, depuis l’invention de l’adolescence, se doit d’être en rupture avec la précédente.

Ça reste encore vrai même si les rapports de la jeunesse actuelle avec leurs parents est très différente, avec de moindres restrictions parentales et une moindre contestation.

Mais au-delà de toutes les analyses que je peux faire il y a un constat implacable et incontournable : que je le veuille ou pas, je suis en train de devenir vieux.

Et du coup ma jeunesse aussi devient vieille pour paraphraser Brel dans Jojo (qui d'ailleurs avait mon âge canonique quand il l’a écrite).

Ce n’est pas un constat très agréable, mais ces trois expos me l’ont renvoyé en pleine face.

Il ne sert à rien de faire semblant, de dire que c’est dans la tête, de tenter de rejouer les rôles de mes 15 ans ou ceux que j’aurais voulu endosser à cet âge, de crier "Hope I die before I get old" comme Roger Daltrey (80 ans aujourd’hui) ou "No Future" comme Johnny Rotten (68 ans aujourd’hui), de jouer du bistouri, de singer mes successeurs ou de considérer que ma génération ou mon époque étaient la/les meilleure(s).

Dans un dernier name dropping (privilège de l’âge), je devrais peut-être suivre Aznavour qui disait "Vieillir oui, devenir vieux non".
 
L'idée de cette formule que j'aime bien est que si l'on ne peut rien contre la déchéance physique, il faut néanmoins se garder de se fermer sur son passé, son époque ou ses certitudes, et rester attentif à guetter jusqu’à la fin à ce qui est beau et intéressant dans ce monde, qui se renouvelle sans cesse.

Parole de vieux.

jeudi 28 mars 2024

Ecriture, idéogrammes et alphabets

Savoir lire a été un des événements les plus marquants de mon existence.

Je me souviens encore du moment où je me suis rendu compte que ça y était, j'y étais arrivé. C'était à l'école, dans un petit livre pour enfants dont j’ai oublié le titre (je me souviens qu’il parlait d'une fille qui skiait).

La chose écrite me fascine.

Que l'homme ait réussi à transcrire ce qu'il dit sur des supports physiques est quelque chose d'assez magique, quand on y pense.

L'écriture permet la transmission, la conservation, la diffusion, la standardisation, elle est un liant différent de l'oral et a pu donner une supériorité à ceux qui l'ont adoptée en premier.

J'ai vite eu la notion de la diversité des langues, ne serait-ce qu'à cause du patois encore beaucoup parlé dans mon village, mais je ne sais plus quand je me suis rendu compte que je ne savais lire qu'en français, et qu'il existait des centaines d'autres façons de transcrire un langage.

Je me souviens que dans les mystérieuses cités d'or, l'héroïne Zia est convoitée pour son savoir dans la lecture des quipus, système à base de cordelettes nouées que j'ai alors découvert.

Il semble qu'il se soit plutôt agi de données chiffrées, mais il n'empêche que l'idée d'une autre façon de coder était là.

Par ma famille travaillant dans le social, j'ai aussi eu vent du Braille, cette écriture des aveugles que l'on lit avec les doigts, ce qui m'émerveilla.

L'étude des civilisations anciennes me fit rencontrer les hiéroglyphes égyptiens, cette écriture à base de signes dont un vague équivalent serait peut-être les idéogrammes chinois.

Dans ces systèmes, l'écriture est faite avec des symboles, dont la liste n'est pas finie, l'érudition se mesurant au nombre de symboles connus. On peut donc connaitre « un peu » la lecture et l’écriture, laquelle peut d'ailleurs s’enrichir avec de nouveaux signes au cours du temps.

Et puis arrivent les alphabets.

Un alphabet est une liste finie de signes, qu'en combinant à l'infini on va pouvoir utiliser pour transcrire tous les sons, tous les mots, toutes les idées.

C'est une prouesse, équivalente au codage mathématique où à l'aide de 10 codes (du moins dans la base décimale) on peut exprimer toutes les grandeurs du monde.

L'alphabet est supérieur aux idéogrammes par cette finitude du nombre de signes, notamment depuis l'arrivée de l'imprimerie, puis de l'informatique, ces outils qui permettent la standardisation, la multiplication de l'écrit et l'automatisation de l'écriture.

Les langues à idéogrammes ont d'ailleurs souvent un équivalent alphabétique, généralement basé sur l'alphabet latin, comme le romaji pour le japonais ou le hanyu pinyin pour le chinois.

Pour nous, Européens, il y a principalement l'alphabet latin. Celui-ci se base sur une suite limitée de signes, les lettres.

En français, il y en a vingt-six, plus les variations accentuées des voyelles. Les autres langues qui l’utilisent ont la même base, avec souvent quelques variantes côté accent ou dans la liste des lettres elles-mêmes.

Sur notre continent sont également nés deux autres alphabets.

Tout d'abord le grec, très ancien et dont l'aire d'utilisation se limite à la Grèce et à Chypre, même si ses lettres sont abondamment utilisées dans les sciences (le nombre Pi par exemple).

Et ensuite le cyrillique, du nom de Cyrille, un des moines bulgares qui le créèrent à partir de l'alphabet grec pour écrire leur langue.

Du fait de l’extraordinaire expansion coloniale des puissances d’Europe occidentale, l’alphabet latin est devenu le plus répandu sur le globe, adopté dans des zones aux antipodes du continent où il est né, notamment dans plusieurs pays d’Afrique et d'Asie.

Suivant initialement le développement du christianisme orthodoxe, l’alphabet cyrillique s'est lui aussi répandu très loin de son lieu d'origine.

Les Russes, qui l’ont adopté, puis les Soviétiques, l’imposèrent en effet dans tout leur empire, y compris dans les pays d'Asie centrale dont les langues n'avaient rien à voir avec le monde slave.

En Europe existait aussi un quatrième alphabet, celui utilisé par la minorité juive. Il le fut essentiellement, y compris sous forme imprimée, pour la langue yiddish, le dialecte germanique véhiculaire des communautés de toute l'Europe et de ses extensions.

Ben Yehoudah réutilisa cet alphabet lorsqu'il codifia la langue hébraïque moderne, indissociable du sionisme et d'Israël.
 
La Shoah et la création de cet état sonnèrent d'ailleurs le glas du yiddish, passé désormais au statut de langue morte, disparue en même temps que le monde de ses locuteurs, les survivants du génocide émigrant ou changeant de langue.

Cette bascule d’un alphabet d'une langue vivante abandonnée vers une langue morte ressuscitée n'a guère d'équivalent à ma connaissance.

Hors d’Europe, il existe un autre alphabet dont l'expansion fut fulgurante et liée à une conquête et au développement d’une religion: l'alphabet arabe.

La langue arabe, initialement présente dans la seule péninsule éponyme, est censée être celle dans laquelle Allah s'adressa aux hommes, ce qui lui donne un prestige inégalé pour les croyants de cette religion : elle n’est pas seulement la langue des conquérants, mais aussi celle de Dieu.

De ce fait, l'usage de l’alphabet arabe suivit le développement de l'empire arabo-musulman, et il fut utilisé pour codifier ou recodifier les langues des pays conquis et convertis, comme le persan et l'ourdou.

Grosso modo aujourd'hui encore l’aire d'expansion de cet alphabet est contenue dans celle de la culture islamique.

A côté de ces alphabets majeurs existent également quantité d'autres écritures plus ou moins locales, essentiellement en Asie, continent alphabétisé longtemps avant les colonisations.

A contrario, l'Afrique, malgré une diversité linguistique inégalée, n'a que très peu d'alphabets indigènes. Du fait de cultures essentiellement orales, les différents pays ont généralement gardé l'alphabet des conquérants, quand ce n'est pas carrément la langue de ces derniers.

Parmi les alphabets minoritaires, certains, à l’instar de de l’alphabet hébraïque ou de l’alphabet grec, ne sont utilisés pour une langue officielle que dans un seul pays ou dans un petit ensemble de pays.

Citons l’alphabet guèze, usité en Ethiopie et en Erythrée, ou les alphabets arménien et géorgien, correspondants aux pays en question.

Comme jadis le yiddish pour les juifs d'Europe, il existe également des alphabets utilisés par des minorités, que leurs langues soient reconnues ou non. Ainsi le tifinagh est l’alphabet des langues berbères d’Afrique du nord, dont le kabyle algérien, très présent en France, offre un bon exemple.

Certaines langues amérindiennes ont, ou ont eu elles aussi leurs propres alphabets. Aujourd’hui les Inuits canadiens semblent en utiliser un.

De même devant l'expansion du colonialisme américain, les Cherokees avait inventé leur propre alphabet syllabaire qui connut un certain succès, même si cette langue est elle aussi en voie de disparition.

La question du statut des langues minoritaires concerne aussi la partie écrite et donc l’alphabet. Dans les pays officiellement multilingues on peut de ce fait avoir des affichages dans plusieurs alphabets.

En Israël j’ai été impressionné par les pancartes trilingues utilisant les alphabets arabe, hébreu et latin (pour l’anglais). On trouvait de plus l'alphabet cyrillique sur certains sites commerciaux, notamment les bus intercités, du fait de l’importante minorité russe.

En Malaisie aussi il n’était pas rare de voir quatre inscriptions cohabiter : anglais et malais en alphabet latin, puis des idéogrammes chinois et un dialecte indien.

On l’a vu, un alphabet nait d'une langue ou d'une famille de langues, comme le latin et l'arabe. Mais le choix d’adopter un alphabet ou un autre est souvent le résultat d'une contrainte ou d'une invasion, et dans les zones frontières et conflictuelles, des langues ont pu changer d'alphabet en fonction du contexte et de l'époque.

L'alphabet latin recula lors de la conquête arabe de l'Espagne, et le proto espagnol de l'époque, l'ajamiado s'écrivit un temps avec celui des conquérants.

Le roumain est une langue latine, mais le caractère orthodoxe de ses locuteurs et la domination de la région par les mondes russe et soviétique a fait qu'elle s'est parfois écrite avec l'alphabet cyrillique, encore plus dans la partie de la Moldavie qui fut annexée par les tsars puis devint une RSS.

A l’inverse, les Slaves qui ont adopté la foi catholique plutôt que l'orthodoxe ont généralement choisi l'alphabet latin avec.
 
L'illustration la plus édifiante de ce lien alphabet/foi est la langue serbo-croate, globalement la même en Serbie, Croatie et Bosnie, mais avec les premiers l'écrivant en cyrillique et les seconds en latin, les troisièmes, à majorité musulmane, l’ayant même écrite un temps en caractères arabes.

Le cyrillique fut aussi imposé dans les pays d'Asie centrale conquis par les Slaves puis les Soviétiques, souvent au détriment des alphabets arabes.

Et lors de la chute de l'URSS, certains de ces pays choisirent de passer à l'alphabet latin, leur pays ayant ainsi connu les trois alphabets majeurs en un espace de temps assez court.

Un changement peut également être un choix politique assumé plutôt que forcé.

L’Algérie décida ainsi en 1965 d’un « retour » à l’arabe, rejetant officiellement le français imposé un siècle plus tôt par les conquérants, mais aussi les langues indigènes comme le kabyle. L’alphabet arabe devint donc officiel.

Plus spectaculaire encore fut le cas de la Turquie, où Mustafa Kemal, dans sa politique de modernisation à marche forcée, décida unilatéralement de passer de l’alphabet arabe à l'alphabet latin.

Notons toutefois qu’en Turquie il ne s’agissait que de l’écrit, la langue, déjà unifiée, restant globalement la même.

L’alphabet arabe fut également abandonné pour écrire le swahili, langue véhiculaire d’Afrique de l’Est issue de mélanges entre celle des colons et commerçants arabes et celles des indigènes.  

Le cas du Vietnam est aussi intéressant. Sa langue s'écrivait initialement en idéogrammes chinois, mais un missionnaire avignonnais inventa une transcription en caractères latins, le chu quoc ngu, dont l'enseignement fut développé pendant la colonisation, et que les Vietnamiens choisirent de conserver à l'indépendance du pays.

La diversité des langues de notre planète, même si la globalisation l’appauvrit et la lisse, reste impressionnante.

On l'oublie souvent chez nous, mais nombreux sont les pays où cohabitent plusieurs idiomes et où chacun doit en parler ou comprendre a minima plusieurs au quotidien. Et lors du passage à l’écrit une partie de cette diversité est conservée.

Les façons de lire ou d’écrire restent donc plurielles, et de mon côté, la fascination que j’éprouve devant une écriture pour moi indéchiffrable ou nouvelle reste intacte.

Remarque: ce post est bien sûr très généraliste et lacunaire. Pour en savoir plus deux liens intéressants ICI et ICI.

vendredi 15 mars 2024

Livres (35) / Etat de la France (7) : L'étrange défaite

Mettre un livre écrit en 1940 dans ma série sur l'état de la France peut paraitre stupide ou pour le moins anachronique.

J'ai pourtant considéré que l'essai de Marc Bloch L'étrange défaite y avait toute sa place pour plusieurs raisons.

La première c'est parce que beaucoup des constats et des hantises qu'il expose semblent encore d'une brûlante actualité.

La deuxième c'est que ce livre s'inscrit dans un courant de pensée qui caractérise la psyché française depuis au moins deux siècles: la hantise de la régression, de la perte de rang, une forme de déclinologie.

Enfin, la troisième c'est que Bloch est un exemple d'homme sans ambiguïté, chez qui la judéité, qu'il ne reniait pas, n'était pas en conflit avec la francité, déclarée, assumée et passionnément revendiquée. A notre époque où les choses sont beaucoup plus complexes, ce portrait historique est intéressant.

Bloch avait vécu la première guerre mondiale et rempilé pour la deuxième.

Il nous décrit la France de la drôle de guerre, et l’état de son armée, avec laquelle il est tout sauf tendre.

Il nous la peint comme bureaucratique et frileuse, les ordres, même absurdes, étant suivis scrupuleusement plutôt que de risquer le blâme.

Il souligne aussi l’absence de cohésion et de plan d’ensemble, ordres et contre-ordres se succédant, les instructions contradictoires se télescopant sans qu’il y ait personne pour rationaliser tout ça.

Il montre également à quel point elle est dirigé par des gens frileux, prisonniers de schémas dépassés, théoriciens déconnectés du réel et incapables de s’adapter.

L’erreur fatale d’appréciation de la place des blindés et du mouvement est hélas bien connue, l’opposition entre les panzers et la ligne Maginot faisant encore figure de cas d’école aujourd'hui.

Bloch est frappé par la jeunesse et la vitalité de l’armée allemande, dont les troupes sont plus populaires et dynamiques que la vieille armée impériale qu’il avait jadis combattue et bien sûr que l’armée française.

L’absence de prise de responsabilité l’irrite. C’est toujours la faute de l’autre, de quelqu’un d’autre, qu’il est plus important de trouver que de corriger les conséquences de la faute elle-même.

Il parle également de ses relations avec l’armée britannique alliée, dont le portrait n’est pas lui non plus flatteur.

Les Anglais sont désorganisés, mais aussi et surtout méprisants, égoïstes et cyniques. C'est un allié qui ne semble pas en être un, et leur comportement n’est pas pour rien dans la catastrophe.

L'image qu'il nous en donne est très loin des héros sans faille et sûrs de leur droit qu’ils auront après-guerre : l'erreur fatale de Dunkerque, après celle de Munich, sont largement dues au R-U et à ses choix, et l’anglophobie tenace qui fit parfois le jeu de Pétain trouve aussi ses sources dans ces événements.

Au-delà de l’armée Bloch interroge la société française dans son ensemble.

Il compare les presses étrangères à la française, décrite comme moins ouverte, plus provinciale et étriquée: il nous montre à quel point elle portait des discours lénifiants et hors de propos.

Il souligne enfin les fractures de la société de l'entre deux guerres, plus préoccupée de luttes des classes et de calculs égoïstes que du pays qu'elle a en partage.

En somme il nous montre une France qui refuse de regarder les choses en face, un peuple divisé et mesquin, qui se livre à de petits calculs court-termistes, un groupe d’épiciers frileux et de fonctionnaires obtus, des gens qui auraient pu mais n’ont pas fait par facilité et lâcheté.

En ce sens, l'étrange défaite résonne d'une façon étrangement actuelle.

Les travers décrits, la tentation du repli, la complaisante fatigue intellectuelle, les élites sclérosées, la population désunie, divisée et démobilisée, les mesquineries corporatistes, la préférence pour la théorie face à la réalité, etc.

Tout ceci peut s’appliquer à la France de 2024.

Aujourd’hui chacun exige une part du gâteau même s’il n’y a plus de gâteau, et ceux qui en ont déjà reçu une ou plusieurs en réclament tout autant (nous sommes le troisième pays au monde en nombre de millionnaires).

On bavarde en regardant ailleurs face à l’ennemi intérieur et l’on refuse aussi de se rendre compte que l’on n’est plus capables de faire face à un ennemi extérieur.

Dans le livre de Bloch court en idée de fond la responsabilité, le devoir, la nécessité de mouiller sa chemise, éventuellement avec du sang.

Et il y a le constat d'une dérobade généralisée de ses contemporains face à ses nécessités.

Les cinq années qui suivirent montrèrent assez la justesse du diagnostic.

Toutefois, on peut quand même, et on doit, pondérer ce discours en se rappelant que c’est aussi un trait de notre caractère national que de se flageller et de ne voir que ce qui ne va pas.

La France est hantée par l’idée de son déclin, la littérature en est pleine depuis des siècles et si toutes les prédictions des Cassandre qui se succèdent s’étaient réalisées nous n’existerions plus depuis longtemps.

Je ne vais pas me contredire et critiquer ce livre, si essentiel et juste qu’on l’étudie encore de nos jours, mais je veux profiter de cette évocation pour souligner que notre déclin est aussi et peut-être surtout relatif.

Si nous perdons de notre aura, de notre puissance et de notre prestige, c’est aussi que nos concurrents montent ou remontent.

Par exemple, la Chine ne fait que retrouver le rang correspondant à son poids sur cette planète, qu'elle avait perdu face à l'extraordinaire expansion européenne, mais c’est finalement son retour qui est logique.

Les étrangers honnêtes et qui aiment un minimum notre pays s’étonnent d'ailleurs régulièrement de ce trait de caractère.

Ils soulignent qu’objectivement la vie dans l’Hexagone est tout de même plus agréable que la moyenne sur cette planète, que les trains fonctionnent, que les gens sont soignés, qu'on peut s'exprimer, qu'on mange, etc. 

Et il est bien des pays plus déglingués que le nôtre qui sont pleins de gens fiers et confiants en leur avenir. Ceci pour dire que c’est sans doute une question de mentalité ou de perception.

A l’heure où l’on sait que l’optimisme et la prise de risque sont essentielles, cet état d'esprit défaitiste et pessimiste est un désavantage certain pour la France.

Je conclurai en revenant sur le rapport qu'entretenait Bloch avec son pays.

Pour ce juif athée, il était français, simplement, exclusivement et entièrement français. Avec cette certitude allaient le sens du devoir, un attachement viscéral et un patriotisme qui laissent songeur aujourd’hui, quand le drapeau tricolore est un symbole fasciste pour une partie de la population et le symbole d’une oppression ignoble pour une autre partie.

Cela m'a fait pensé à un échange d'articles de Slate entre un homme de ce modèle et un autre différent.

Personnellement je pense que nous avons à nouveau besoin de Bloch, de toutes origines et profils mais français de coeur dans le sens décidés à donner pour que leur pays marche.

Car pour faire face à ce monde dont la globalisation n’a enlevé ni les velléités impérialistes, ni le racisme et le fanatisme, l'état nation reste malgré tout le seul cadre qui marche à peu près pour redistribuer, protéger et organiser la société.

 

Précédents :

- Livres (34): La nuit des dragons

- Etat de la France (6): Paris et le désert

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mercredi 13 mars 2024

Cinéma (26): Chute libre, ou quand on perd complètement pied

En 1993 sortit le film Chute libre, de Joel Schumacher. A l’époque je suivais de très près l’actualité et j’avais noté l’étiquette « fasciste » si facilement donnée par la presse spécialisée, mais je ne l’ai vu que des années plus tard.

Pour résumer, c’est l’histoire d’un homme, William Foster, qui craque, qui a déjà craqué à l’intérieur, mais qui à partir d’un événement anodin va extérioriser d’un seul coup toutes ses rancœurs et toute sa colère, jusqu’à atteindre le point de non-retour.

Ce personnage est joué par Michael Douglas.

Coiffé d’une brosse incongrue pour l’époque, habillé de façon démodée et portant d’austères lunettes, il dégage dès le début du film une impression de rigidité, de conformisme et d’anachronisme, un peu comme s’il s’était évadé de l’Amérique des années 60, voire 50.

Ce sentiment de décalage se confirme lorsqu’on apprend qu’il s’agit d’un informaticien qui a travaillé pour l’état américain avant de faire partie d’une charrette de licenciement, et qu’il est également divorcé avec ordre de ne pas s’approcher de son ex-femme.

Sa chute libre va commencer lorsque bloqué dans un bouchon où il ne supporte plus d'attendre il quitte sa voiture pour rentrer à pied.

Ce voyage retour s’avère nettement plus compliqué et moins rapide que prévu, et riche en rencontres : il tombe successivement sur un marchand coréen, sur les membres d’un gang latino, sur un néo nazi et encore beaucoup d’autres.

Et à chaque fois la rencontre se passe à son détriment : le Coréen veut une somme astronomique pour la simple boisson dont il a besoin, les latinos veulent le planter et lui voler sa mallette, le néo nazi l’embarquer dans ses délires, partout où il passe il est au minimum contrarié, au maximum agressé.

Et à chaque fois, que l’irritant soit dérisoire ou gravissime, il ne le supporte plus et se révolte, opposant le monde tel qu’il le voit et le monde tel qu’il devrait être et/ou tel qu’il était dans son passé.
 
Il rejette la nouvelle réalité, comprend qu’il est passé du côté des perdants bien qu’il ait toujours suivi les règles du jeu, s’en indigne et ne l’admet plus.

Ses réactions sont de plus en plus violentes, et au fur et à mesure du film on le voit dépasser le stade de la raison, partir réellement en chute libre, en donnant l’impression qu’il le sait mais ne peut ni ne veut plus faire marche arrière.

Sans vouloir spoiler, le film finit mal.

Certains ont vu dans ce malheureux personnage une nouvelle resucée de Dirty Harry ou du Justicier dans la ville de Bronson (d’où l’étiquette de fasciste), d’autres le symbole d’une certaine Amérique WASP irrémédiablement en train de passer la main sans l’accepter.

Personnellement ce film a fait vibrer une corde sensible.

Au-delà de ce contexte de blanc qui se trompe d’époque et qui me parle beaucoup, au-delà de la jubilation que provoque des réactions qu’on a tous rêvé un jour ou l’autre d’avoir (exploser des délinquants à la batte de baseball ou faire sauter un embouteillage malvenu), j’ai surtout vu un homme qui perd complètement pied.

Ce sentiment d’être à bout, de ne plus en pouvoir du jeu social, des masques et des faux-semblants, du poids des obligations et des petites humiliations quotidiennes, je le comprends et je l’ai bien souvent ressenti.

Lorsque dans mon ancien appartement je tentais de dormir malgré la bande de racailles hurlant comme chaque nuit sur le parking avant de parfois faire cramer une voiture.

Lorsqu’une famille de Maghrébins sans billet bloquait l’accès aux toilettes du TGV et menaçait ceux qui essayaient d’y aller.

Lorsqu’un copropriétaire rejouait l’éternel même sketch pendant une assemblée interminable parce qu’il tenait à se faire mousser.

Lorsqu’un soir où, un peu trop fatigué, j’avais renoncé au vélo pour le RER et que je me suis rendu compte que le quai était une nouvelle fois noir de gens prêts à se jeter sur le premier train parce qu’une nouvelle fois il y avait un problème sur la ligne.

Etc.

Toutes ces choses ne sont pas forcément très graves mais mises bout à bout elles amènent à la saturation, d’autant plus qu’à chaque fois il faut prendre sur soi, faire quelque chose qui n’est pas « normal » parce que d’autres ne jouent pas le jeu du normal.

Ces cas-là me font penser à William Foster et je crois que certaines fois j’aurais fait sauter les wagons et mitraillé ces emmerdeurs si d’aventures j’avais eu comme lui ce qu’il fallait sous la main.

La vie en société, encore plus la vie urbaine en société et encore plus la vie francilienne en société sont une source de stress et de mécontentement, des millions d’occasions de se sentir heurté, agressé, humilié.
 
C'est dans doute encore pire quand on vient d'endroits moins denses, d’un milieu différent, qu’on est attaché à une certaine forme de civisme et éduqué dans un modèle méritocratique dépassé (que ce modèle ait correspondu à quelque chose ou non).

Dans ce grand bain urbain on n’a parfois plus envie de lutter, c’est tout simplement trop.

Au quotidien, parce qu’il faut bien doit vivre, on lâche sur certains points
pour gérer ces contrariétés récurrentes.

On se défoule sur ses proches, on mange trop ou mal, on se jette sur l’alcool, le chocolat, les joints, les écrans à haute dose.
 
On renonce au sommeil ou au sport. Ou au contraire on dort un maximum ou on se dépense sans frein.
 
On se gave de porno ou d'infos en continu.
 
On s’enferme dans des routines contraignantes dont on devient esclave.

Et quand tout cela ne suffit plus, on atteint le dernier stade, on lâche sur tous les points, on démarre la chute libre.

On peut tomber en dépression, se faire clochard, se suicider… ou devenir William Foster.

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